A l’éclair violent de ta face divine,
N’étant qu’homme mortel, ta céleste beauté
Me fit goûter la mort, la mort et la ruine
Pour de nouveau venir à l’immortalité.
Ton feu divin brûla mon essence mortelle,
Ton céleste m’éprit et me ravit aux Cieux,
Ton âme était divine et la mienne fut telle :
Déesse, tu me mis au rang des autres dieux.
Ma bouche osa toucher la bouche cramoisie
Pour cueillir, sans la mort, l’immortelle beauté,
J’ai vécu de nectar, j’ai sucé l’ambroisie,
Savourant le plus doux de la divinité.
Aux yeux des Dieux jaloux, remplis de frénésie,
J’ai des autels fumants comme les autres dieux,
Et pour moi, Dieu secret, rougit la jalousie
Quand mon astre inconnu a déguisé les Cieux.
Même un Dieu contrefait, refusé de la bouche,
Venge à coups de marteaux son impuissant courroux,
Tandis que j’ai cueilli le baiser et la couche
Et le cinquième fruit du nectar le plus doux.
Ces humains aveuglés envieux me font guerre,
Dressant contre le ciel l’échelle, ils ont monté,
Mais de mon paradis je méprise leur terre
Et le ciel ne m’est rien au prix de ta beauté.
Théodore Agrippa d’Aubigné, Stances
Cher Jean Luc Tendil vous avez fort justement souligné le coté très énigmatique de ce passage du quatrième quatrain et attiré mon attention sue ce point, quelques deux mois après. On ne relit jamais assez ! La difficulté est effectivement liée à l’emploi du terme «dieux » avec majuscule puis sans.
Au quatrième vers du deuxième quatrain le terme est déjà utilisé sans majuscule et son sens est déjà très fort puisqu’il désigne une sacrée promotion, une véritable élection de l’aimé au rang de divinité par la grâce d’un amour hors du commun ! Alors ensuite il y a les majuscules qui expriment, je crois, une différence plus que de degré. Comme vous, je me suis demandé qui peuvent être ces «Dieux jaloux » et qui plus est « remplis de frénésie ». A mon avis, mais je peux me tromper, la clé, de cette énigme verbale et du même coup sémantique, se trouve dans le troisième vers du même quatrain. Le mot « Dieu » avec majuscule y est repris dans l’expression « Dieu secret » et en apposition au mot jalousie qu’elle qualifie de la sorte. Cette « jalousie » n’est plus alors un obscur sentiment humain, elle est un Dieu secret qui habite aux tréfonds de l’âme. Une passion vile est ici transfigurée au niveau d’un amour divin absolu. Les philosophes diraient qu’elle est hypostasiée, élevée elle même au rang de divinité. A partir de là on peut penser que les « Dieux jaloux « sont des forces intérieures ayant la dimension des « Dieux » : Jalousie, Colère, Violence, Frénésie, Amour… (Liste non exhaustive)
Dès lors l’expression consacrée de « Dieu jaloux » empruntée à la tradition judéo-chrétienne, n’a plus le caractère d’oxymore qu’on lui prête parfois, car il ne s’agit plus d’une passion terrestre brûlant sur un autel fumeux, mais d’un sentiment tellement pur, profond et absolu, qu’il n’a plus de jalousie que le nom ! Tout dans ce poème me semble déifié et divinisé par la fulgurance d’un amour qui se veut tellement puissant et surhumain qu’il confine au mysticisme tout en gardant une dimension très charnelle. Dans cette optique, on peut comprendre qu’un amour exclusif au sens d’absolu, soit lui même perçu comme un « Dieu » qui par sa puissance « dévorante » dépasse le stade du « dieu » humain qui le vit.
Merci à licandro pour son analyse à la fois rigoureuse et intuitive. J’avoue cependant être encore un peu déconcerté par ces vers de la 4e strophe : « aux yeux des Dieux jaloux, fumants de frénésie, j’ai des autels fumants comme les autres dieux. »
Peut-être peut-il dire que la flatterie règne dans un monde où chacun est jaloux de sa réputation – autrement dit, nous élevons des autels de pacotille pour satisfaire la vanité de ceux dont nous briguons les faveurs, mais que survienne une « divine », et l’autel que nous lui élevons brûle modestement dans le secret de notre âme, dont seul Dieu est témoin (« Dieu secret « ). Mais alors que faire de ces « autres dieux », sans majuscule, s’il vous plaît ! Tout éclairage bienvenu.
Merci et bravo, Licandro
Ce poème s’adresse sans doute A Diane, grand amour d’Agrippa d’Aubigné, fille de Cassandre Salviati, égérie de Ronsard, ce n’est pas peu dire ! De sa mère, devant laquelle Ronsard s’extasiait, la très belle Diane a dû hériter d’une somptueuse beauté italienne. L’effet d’une telle beauté, sur la sensibilité d’un homme pourtant habitué à la dure, comme le fut Agrippa d’Aubigné, militaire et guerrier, d’un caractère belliqueux et rude, pourrait nous étonner. En réalité, malgré son tempérament volcanique, c’était un homme qui ne manquait pas de raffinement. Très cultivé, habitué aux manières de cour, galant et beau parleur, selon les esprits particuliers de cette époque, il pouvait plaire et séduire…
Le premier vers foudroie, car il exprime la force de ce que l’on peut ressentir en présence d’une éblouissante beauté. Le mot « éclair » confirme la métaphore du ravissement. L’éclair aveugle au sens propre comme au figuré. Il y a quelque chose de surhumain dans une trop grande beauté, d’où la qualification de « divine ». D’après l’exaltation de l’auteur, nous sommes dans le sublime et la beauté accomplie, qu’elle soit celle d’un être humain ou d’une œuvre d’art, peut sidérer. En effet, le pouvoir envoûtant de la beauté est qualifié de « céleste » au deuxième vers. N’est-elle pas presqu’insupportable pour une sensibilité humaine habituée à percevoir des choses plus banales au quotidien ?
L’amant avait déjà défié la mort au combat mais son cœur s’affaisse ici devant la beauté d’une femme, celle qui fut d’ailleurs l’amour de sa vie mais un amour déçu d’où, sans doute, le troisième vers : « Me fit goûter la mort, la mort et la ruine ». Le mal d’amour est puissant et le repos du guerrier n’est nullement de tout repos. Quant à « l’immortalité » dont il est question dans le quatrième vers, c’est l’une des vertus de la beauté que de ramener à la vie l’esprit qui agonise. On trouve cela dans maintes histoires, maints contes et maintes légendes ainsi que dans les mythologies. La clé de cette résurrection nous la trouvons dans le deuxième quatrain :
« Ton feu divin brûla mon essence mortelle »,
Le feu, c’est l’élément propre à l’amour et à la passion inspirés par la beauté (Platon décrit très bien cela dans son dialogue Phèdre, sur la beauté). L’amoureux se sent donc transfiguré en quelque sorte par la force du « feu divin » porté par l’aimée (érigée au niveau d’une déesse). Ce feu a donc le pouvoir de transformer véritablement la nature humaine en nature divine puisque l’amoureux lui-même est promu au rang des dieux. Le grand amour donne des ailes…
Le deuxième vers du deuxième quatrain reprend l’adjectif « céleste » en faisant l’ellipse du nom qu’il est censé qualifier. « Ton céleste m’éprit et me ravit aux Cieux ». D’après le contexte, ce qualificatif ne peut que concerner le « feu », le feu céleste, synonyme de « feu divin » utilisé plus haut. On pense ici aux dieux de l’Olympe dont les amours sont à l’image de ceux des humains, pleins de fougue et de passion, bien qu’au niveau mythologique cela puisse être compris en un sens plus symbolique…
Le troisième quatrain est une pure et suggestive périphrase du baiser et des délices sensoriels et émotionnels qu’il peut procurer aux amoureux. Ici le baiser ne provoque pas la mort, de même que la face divine évoquée au premier quatrain n’a pas anéanti l’amoureux qui ose la regarder en face, mais le baiser ambigu de certaines déesses ou de certaines fées, comme Mélusine, peut donner la mort à l’homme prétentieux qui voudrait violer leur mystère. Ici le bienheureux élu ne court pas ce risque puisqu’il est lui-même séduit, accepté, consenti…
Cependant toute élection amoureuse, aussi légitime soit-elle, n’est pas sans produire des jalousies, ce que le quatrième quatrain exprime puissamment. Les prétendants ne manquent pas ! « Dieu secret » peut se dire comme lorsqu’on aime en secret, mais cela peut signifier aussi que l’on est devenu « dieu » par élection amoureuse et qu’on ne l’est pas par nature, il faut donc ne pas baisser la garde… Quant à « l’astre inconnu » cela peut très bien être, dans le style baroque et précieux qui caractérise la poésie d’Agrippa d’Aubigné, l’inspiratrice Diane, l’étoile faisant souvent partie de la panoplie des métaphores qualifiant la femme aimée…. à moins que ce ne soit la bonne étoile du poète qui l’a mis sur la route de cette fabuleuse rencontre.
Les deux dernières quatrains sont plus hermétiques en apparence. Le « dieu contrefait », contrefait au sens de difforme, est donc évincé (refusé de la bouche), pas appelé et pas élu ! De quoi être dépité ! Donc il explose de colère (fureur des coups de marteau) comme tout prétendant éconduit ! Ce dieu contrefait pourrait faire penser à Héphaïstos, le dieu forgeron trompé par son épouse Aphrodite, amante du dieu Arès et qui, à coups de marteau, dans sa forge infernale, exprime son indignation…
Mais cette colère est vaine puisque l’amoureux élu jouit, lui, d’une situation apparemment inexpugnable, comme le décrit fort bien le dernier quatrain
Mais quel est donc ce cinquième fruit dont le poète pudiquement ne nous dit pas le nom ? Et quels sont les quatre précédents ? Énigme pour finir ou allusion suggestive ?
Je vais tenter un rapprochement avec un fait contemporain d’autant plus intéressant que je le découvre par hasard dans mes recherches sur internet. J’ai trouvé, s’il en était besoin, un lien éclairant, à moins que quelqu’un ait une autre explication plus convaincante. Si tel est le cas je rendrai les armes…
Il se trouve qu’un groupe de musiciens, un quartet nommé « Le Hadouk » a édité le 10 mars 2017, son neuvième album intitulé précisément : « Le cinquième fruit ». Dans une vidéo que l’on peut trouver sur le site fip.fr, un des musiciens explique le sens qui peut être donné aux cinq fruits et cela n’est pas, à mon avis, éloigné de ce qu’Agrippa d’ Aubigné nous cache pour mieux le montrer…
C’est, bien sûr, une histoire d’amour et d’après le musicien, le premier fruit symbolise le regard, le second fruit incarne la parole, le troisième le toucher, le quatrième représente le baiser et le cinquième fruit est… le cinquième fruit reste à imaginer… croyez-vous que, cinq siècles avant, Agrippa d’Aubigné qui était aussi un vert galant, aurait démenti cette interprétation ?
On pourrait encore creuser et dire beaucoup de choses sur ce poème mais tenons nous en à l’essentiel. Agrippa d’Aubigné était un être bourru d’apparence et prompt à l’explication directe et à la polémique. C’était un tempérament de feu, à tous les étages de l’être. Il ne pouvait pas exprimer la force de son amour d’une façon moins explosive que dans ce poème puissamment et finement baroque.
Si Baudelaire avait écrit ça, la censure de son temps l’aurait probablement interdit de publication!
Est-ce une ode à Vénus? De la part d’un écrivain chrétien engagé, au plus fort des guerres de religion, il y a de quoi s’étonner!
@LUCRECE FLORETTE TOTO: il a pris son pied grave avec son amante et ce qu’il a de rigide n’est sûrement pas la morale. Il se moque bien des père-la-pudeur , (- Tandis que j’ai cueilli le baiser et la couche…- Ces humains aveuglés envieux me font guerre).
Je n’ai point compris ce poème. Pouvez-vous me le resumez s’il vous plait ?
Cette poésie est un poème engagée ?
Intéressant
C’est un poème sublime ! Cela sensibilise l’âme et creuse l’esprit. Mais, je ne sais comment l’interpréter.
Waouuuu ça c’est fort
C’est époustouflant !
C’est fort magnifique
je dirai que c’est trés sensible et trés touchant, j’apprécis beaucoup son style
Excellent poéme
Ce poème est vraiment sexuel, je me sens tout chose quand je le lis.
Baisers de José?
Des stances qui sonnent comme une transe…
Je l’adore ! Il creuse au plus profond de mon âme.
Théodore a croqué les mots jusqu’à la sève. C’est magnifique.