Ô Fontaine Bellerie,
Belle fontaine chérie
De nos Nymphes, quand ton eau
Les cache au creux de ta source,
Fuyantes le Satyreau,
Qui les pourchasse à la course
Jusqu’au bord de ton ruisseau,
Tu es la Nymphe éternelle
De ma terre paternelle :
Pource en ce pré verdelet
Vois ton Poète qui t’orne
D’un petit chevreau de lait,
A qui l’une et l’autre corne
Sortent du front nouvelet.
L’Été je dors ou repose
Sur ton herbe, où je compose,
Caché sous tes saules verts,
Je ne sais quoi, qui ta gloire
Enverra par l’univers,
Commandant à la Mémoire
Que tu vives par mes vers.
L’ardeur de la Canicule
Ton vert rivage ne brûle,
Tellement qu’en toutes parts
Ton ombre est épaisse et drue
Aux pasteurs venant des parcs,
Aux boeufs las de la charrue,
Et au bestial épars.
Iô ! tu seras sans cesse
Des fontaines la princesse,
Moi célébrant le conduit
Du rocher percé, qui darde
Avec un enroué bruit
L’eau de ta source jasarde
Qui trépillante se suit.
Pierre de Ronsard, Les Odes
C’est en buvant un verre d’eau devant la fontaine filtre domestique qu’est revenu le souvenir de ce poème découvert au lycée il y a plusieurs décennies…
Évidemment la réminiscence d’un texte appris il y a longtemps demeure tout imprégnée des sensations et des émotions qui l’accompagnaient à l’époque de l’adolescence et de l’éveil à la poésie, à la beauté des textes, à la littérature, etc.
Ce qui m’avait touché à la lecture de ce texte c’est sa fraîcheur, à tous les sens du terme, celle de son contenu et la musicalité des vers en heptasyllabes. Je ne m’attarderai pas sur la forme qui est un modèle du genre quant au contenu, à la fois descriptif et mythologique, il célèbre un aspect de la nature dans la propriété paternelle de Pierre Ronsard. Quoi de plus agréable qu’une source ou une fontaine en particulier les jours d’été ? Mais il y a plus, l’imagination de cet auteur tout imprégné de culture classique, ne s’arrête pas à la délicate description et à l’évocation sensible du point d’eau, dès le début elle fait référence aux nymphes, ce qui donne à la vision de la fontaine, un caractère plus féerique. Cette fontaine n’est plus alors seulement une eau souterraine captée par la main de l’homme. Elle devient la résidence d’une véritable divinité puisqu’il lui est même offert comme en une espèce de rituel religieux qui rappelle les offrandes des Anciens, un jeune chevreau. Mais pourquoi à ce moment est-il dit : vois ton poète «qui t’orne », ce qui a le sens de décorer ou embellir , et non pas « qui t’offre» ?
C’est que depuis le temps où l’on faisait couramment des sacrifices d’animaux, comme en témoigne le texte d’Horace, poète latin dont Ronsard s’inspire généreusement ici, les mœurs ont changé et l’on voit mal l’aimable poète sacrifier un jeune cabri à sa nymphe chérie …
On se plaît plutôt à imaginer la scène, édulcorée et bucolique : le poète, berger à ses heures, dans la propriété paternelle du Vendômois, se dirigeant vers la fontaine, un chevreau sous le bras et posant le jeune animal, symbole d’un printemps primesautier, sur les bords de ladite fontaine et lui faisant une gentille libation avec de l’eau claire. Nous sommes loin de l’immolation suggérée par Horace :
« Source de Bandusie, plus limpide que le cristal le plus pur, toi qui es digne de l’offrande du vin doux et des fleurs, demain tu recevras en sacrifice un chevreau que le front renflé de cornes naissantes voue déjà à Vénus et aux combats. Mais, pour lui, ce sont là de vaines ambitions, car ce rejeton d’un troupeau plein d’ardeur va sous peu rougir de son sang tes fraîches eaux.
Toi, même la pénible époque de la Canicule brûlante ne saurait t’affecter et tu offres une fraîcheur bienvenue aux taureaux las des labours comme aux bêtes errantes.
Désormais, tu feras toi aussi partie des plus célèbres fontaines, puisque j’aurai chanté l’yeuse qui s’élève au-dessus du creux rocheux d’où se répandent tes flots volubiles.
Horace Odes A la source de Bandusie »
Autre question plus centrale : pourquoi cette modeste source probablement captée (le conduit du rocher percé) et sans fioritures architecturales visibles, est-elle personnifiée en tant que nymphe ? Le procédé est courant et chez certains auteurs il était même devenu froidement allégorique. Or ce n’est pas le cas ici. Ronsard sait intégrer l’élément mythologique avec bonheur. La nymphe invoquée est une habitante des lieux, elle est angevine, elle devient vendômoise, elle est familière de la propriété paternelle et l’eau souterraine est sa demeure. En ce temps-là toute la nature était encore habitée par des êtres surnaturels…les poètes en étaient convaincus, n’est-ce-pas ?…
Et pourtant on découvre à la fin que cette nymphe porte bien un nom grec et pas à n’importe lequel ! Il s’agit rien moins que du personnage appelé Iô dans la mythologie grecque. Mais voilà dans la mythologie, Iô n’est pas une nymphe ! C’est une mortelle, prêtresse au temple d’Héra à Argos …elle est séduite par Zeus qui la transforme en génisse blanche pour tromper Héra. Bien sûr, nous ne sortons pas avec cette métamorphose du sens agreste et pastoral …à moins qu’il ne s’agisse d’une fantaisie de Pierre Ronsard qui prend quelque liberté avec la mythologie mais je pense plutôt qu’il élargit le sens du terme et l’attribue à tout personnage s’apparentant aux nymphes par la beauté et le mystère qui les auréole… Mais qu’importe, cela n’enlève rien à la grâce de ce poème où Ronsard, si proche des poètes de l’Antiquité tels que Pindare ou Horace, sait marier l’Antiquité et la Renaissance avec maestria. Ô fontaine Bellerie !… Quelle belle image que celle de la source, symbole aussi de l’inspiration poétique…
Cette suite d’heptasyllabes dite par la voix rocailleuse de mon professeur de français m’a fait découvrir, en classe de quatrième, la poésie. Inoubliable.
Qui fera vivre éternellement la fontaine ?