Nul ne peut dire où je juche :
Je n’ai ni lit ni hamac.
Je ne connais d’autre huche
Si ce n’est mon estomac.
Mais j’ai planté mon bivac
Dans le pays de maraude,
Où sans lois, sans droits, sans trac,
Je suis le bon gueux qui rôde.
Le loup poursuivi débuche.
Quand la faim me poursuit, crac !
Aux œufs je tends une embûche :
Les poules font cotcodac
Et pondent dans mon bissac.
Puis dans une cave en fraude
Je bois vin, cidre ou cognac.
Je suis le bon gueux qui rôde.
Quand j’ai sifflé litre ou cruche,
Ma cervelle est en mic-mac ;
Bourdonnant comme une ruche,
Mon sang fait tic-tac tic-tac.
Alors je descends au bac
Où chante quelque faraude
Qui me prend pour son verrac.
Je suis le bon gueux qui rôde.
Envoi
Prince au cul bleu comme un lac,
Cogne dont l’œil me taraude,
Pique des deux, va ! Clic, clac !
Je suis le bon gueux qui rôde.
Jean Richepin, La chanson des gueux
Quel plaisir, de relire, ou évidemment le plus souvent, de découvrir ces poèmes… et les lire à voix haute, au petit matin… ah! c est mieux que les infos ! Merci à « celleszéceux » qui les débusquent et les offrent. Ce matin, j’étais partie pour « La Rose de Ronsard », et j’ai fini avec les Gueux… et votre commentaire de texte, « Soyez », m’a ramenée des années en arrière, en cours de Français… j’adorais prendre le commentaire comme exercice et compo, n’en ai jamais refait depuis, mais je suis persuadée que ça m’a donné profondeur et jouissance dans mes lectures. Merci.
Ce poème est un véritable tour de force…
Car Jean Richepin, un authentique poète qu’on ne lit plus, hélas, recourt à des rimes aussi difficiles que rares (-ac, -uche !) et les coule dans la forme contraignante de la ballade médiévale (trois huitains, ici d’heptasyllabes, construits autour de trois rimes seulement, avec un refrain en fin de couplet et un envoi final) pour chanter, en plein ère « réaliste » voire « naturaliste » (fin du XIXème s.), un sujet aussi neuf que trivial : l’existence fragile, précaire, misérable, aventureuse d’un « gueux » vivant au jour le jour.
La savante alternance (rimes croisées) et la rigoureuse succession des rimes en -uche/-ac, puis en -ac/_aude et enfin en -ac/-ôde rend le caractère précaire, inattendu et violent d’un mode de vie heurté fait de rapines et de petits bonheurs. Adaptées à la fantaisie de l’auteur comme à la gravité du sujet, les rimes en -ac évoquent la soudaineté (« clac ! » « crac ! ») quand les rimes en -uche connotent l’effort.
Jean Richepin brosse avec talent cette évocation de la vie d’un chemineau, dans le sillage et l’esprit d’un F. Villon et de son immortelle Ballade des pendus. La forme immémoriale de la ballade est mobilisée pour « chanter » une forme d’existence également intemporelle car, à vrai dire, qu’est-ce qui, à travers les âges, ressemble davantage à l’existence d’un misérable que celle d’un autre misérable..?
Cette veine populaire est aussi illustrée à la même époque par Victor Hugo (Chanson des rues et des bois) ; elle le sera ensuite par Paul Fort et enfin par G. Brassens.
Des rimes en -ac: elles ne sont pas nombreuses. Hamac avec estomac: c’est un peu osé.