Lui — cet être faussé, mal aimé, mal souffert,
Mal haï — mauvais livre… et pire : il m’intéresse. —
S’il est vide après tout… Oh mon dieu, je le laisse,
Comme un roman pauvre — entr’ouvert.
Cet homme est laid… — Et moi, ne suis-je donc pas belle,
Et belle encore pour nous deux ! —
En suis-je donc enfin aux rêves de pucelle ?…
— Je suis reine : Qu’il soit lépreux !
Où vais-je — femme ! — Après… suis-je donc pas légère
Pour me relever d’un faux pas !
Est-ce donc Lui que j’aime ! — Eh non ! c’est son mystère…
Celui que peut-être Il n’a pas.
Plus Il m’évite, et plus et plus Il me poursuit…
Nous verrons ce dédain suprême.
Il est rare à croquer, celui-là qui me fuit !…
Il me fuit — Eh bien non !… Pas même.
… Aurais-je ri pourtant ! si, comme un galant homme,
Il avait allumé ses feux…
Comme Ève — femme aussi — qui n’aimait pas la Pomme,
Je ne l’aime pas — et j’en veux ! —
C’est innocent. — Et lui ?… Si l’arme était chargée…
— Et moi, j’aime les vilains jeux !
Et… l’on sait amuser, avec une dragée
Haute, un animal ombrageux.
De quel droit ce regard, ce mauvais œil qui touche :
Monsieur poserait le fatal ?
Je suis myope, il est vrai… Peut-être qu’il est louche ;
Je l’ai vu si peu — mais si mal. —
… Et si je le laissais se draper en quenouille,
Seul dans sa honteuse fierté !…
— Non. Je sens me ronger, comme ronge la rouille,
Mon orgueil malade, irrité.
Allons donc ! c’est écrit — n’est-ce pas — dans ma tête,
En pattes-de-mouche d’enfer ;
Écrit, sur cette page où — là — ma main s’arrête.
— Main de femme et plume de fer. —
Oui ! — Baiser de Judas — Lui cracher à la bouche
Cet amour ! — Il l’a mérité —
Lui dont la triste image est debout sur ma couche,
Implacable de volupté.
Oh oui : coller ma langue à l’inerte sourire
Qu’il porte là comme un faux pli !
Songe creux et malsain, repoussant… qui m’attire !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
— Une nuit blanche…. un jour sali…
Tristan Corbière, Les Amours jaunes, 1873
On pourrait comprendre ce poème en ne lisant que ces fins de strophes. Tout est là. Le contraste entre : la reine et le lépreux, le mystère qu’il n’a pas ; Il me fuit… Pas même ; Je le veux mais ne l’aime pas etc…
Qui est-il ce personnage : Un animal ombrageux ? Je l’ai vu si mal et si peu. En fait, il se met en scène sous l’apparence d’un jugement de femme ! Il se dissimule ou plutôt il croit se dissimuler mais en réalité il se découvre car c’est lui le roi, le mystérieux, la lumière, le voluptueux, l’amant qui en veut etc.
Si peu « osé » qu’il ne méritait pas de devenir LE poète maudit et ne devoir publier que dans son célèbre Carnet jaune.
Je m’en tiens à « Toutes les femmes sont des fêtes, toutes les femmes sont parfaites »…
J’adore la poésie de Tristan Corbière. Je suis prof à l’université et je m’intéresse à son recueil unique.
Vraiment très beau, mais pas si simple.