Charle a fait des dessins sur son livre de classe.
Le thème est fatigant au point, qu’étant très lasse,
La plume de l’enfant n’a pu se reposer
Qu’en faisant ce travail énorme : improviser
Dans un livre, partout, en haut, en bas, des fresques,
Comme on en voit aux murs des alhambras moresques,
Des taches d’encre, ayant des aspects d’animaux,
Qui dévorent la phrase et qui rongent les mots,
Et, le texte mangé, viennent mordre les marges.
Le nez du maître flotte au milieu de ces charges.
Troublant le clair-obscur du vieux latin toscan,
Dans la grande satire où Rome est au carcan,
Sur César, sur Brutus, sur les hautes mémoires,
Charle a tranquillement dispersé ses grimoires.
Ce chevreau, le caprice, a grimpé sur les vers.
Le livre, c’est l’endroit ; l’écolier, c’est l’envers.
Sa gaîté s’est mêlée, espiègle, aux stigmates
Du vengeur qui voulait s’enfuir chez les Sarmates.
Les barbouillages sont étranges, profonds, drus.
Les monstres ! Les voilà perchés, l’un sur Codrus,
L’autre sur Néron. L’autre égratigne un dactyle.
Un pâté fait son nid dans les branches du style.
Un âne, qui ressemble à monsieur Nisard, brait,
Et s’achève en hibou, dans l’obscure forêt ;
L’encrier sur lui coule, et, la tête inondée
De cette pluie, il tient dans sa patte un spondée.
Partout la main du rêve a tracé le dessin ;
Et c’est ainsi qu’au gré de l’écolier, l’essaim
Des griffonnages, horde hostile aux belles-lettres,
S’est envolé parmi les sombres hexamètres.
Jeu ! songe ! on ne sait quoi d’enfantin, s’enlaçant
Au poème, lui donne un ineffable accent,
Commente le chef-d’œuvre, et l’on sent l’harmonie
D’une naïveté complétant un génie.
C’est un géant ayant sur l’épaule un marmot.
Charle invente une fleur qu’il fait sortir d’un mot,
Ou lâche un farfadet ailé dans la broussaille
Du rythme effarouché qui s’écarte et tressaille.
Un rond couvre une page. Est-ce un dôme ? est-ce un œuf ?
Une belette en sort qui peut-être est un bœuf.
Le gribouillage règne, et sur chaque vers, pose
Les végétations de la métamorphose.
Charle a sur ce latin fait pousser un hallier.
Grâce à lui, ce vieux texte est un lieu singulier
Où le hasard, l’ennui, le lazzi, la rature,
Dressent au second plan leur vague architecture.
Son encre a fait la nuit sur le livre étoilé.
Et pourtant, par instants, ce noir réseau brouillé,
À travers ses rameaux, ses porches, ses pilastres,
Laisse passer l’idée et laisse voir les astres.
C’est de cette façon que Charle a travaillé
Au dur chef-d’œuvre antique, et qu’au bronze rouillé
Il a plaqué le lierre, et dérangé la masse
Du masque énorme avec une folle grimace.
Il s’est bien amusé. Quel bonheur d’écolier !
Traiter un fier génie en monstre familier !
Être avec ce lion comme avec un caniche !
Aux pédants, groupe triste et laid, faire une niche !
Rendre agréable aux yeux, réjouissant, malin,
Un livre estampillé par monsieur Delalain !
Gai, bondir à pieds joints par-dessus un poème !
Charle est très satisfait de son œuvre, et lui-même,
— L’oiseau voit le miroir et ne voit pas la glu —
Il s’admire.
Un guetteur survient, homme absolu.
Dans son œil terne luit le pensum insalubre ;
Sa lèvre aux coins baissés porte en son pli lugubre
Le rudiment, la loi, le refus des congés,
Et l’auguste fureur des textes outragés.
L’enfance veut des fleurs ; on lui donne la roche.
Hélas ! c’est le censeur du collège. Il approche,
Jette au livre un regard funeste, et dit, hautain :
— Fort bien. Vous copierez mille vers ce matin
Pour manque de respect à vos livres d’étude. —
Et ce geôlier s’en va, laissant là ce Latude.
Or c’est précisément la récréation.
Être à neuf ans Tantale, Encelade, Ixion !
Voir autrui jouer ! Être un banni, qu’on excepte !
Tourner du châtiment la manivelle inepte !
Soupirer sous l’ennui, devant les cieux ouverts,
Et sous cette montagne affreuse, mille vers !
Charles sanglote, et dit : — Ne pas jouer aux barres !
Copier du latin ! Je suis chez les barbares. —
C’est midi ; le moment où sur l’herbe on s’assied,
L’heure sainte où l’on doit sauter à cloche-pied ;
L’air est chaud, les taillis sont verts, et la fauvette
S’y débarbouille, ayant la source pour cuvette ;
La cigale est là-bas qui chante dans le blé.
L’enfant a droit aux champs. Charles songe accablé
Devant le livre, hélas, tout noirci par ses crimes.
Il croit confusément ouïr gronder les rimes
D’un Boileau, qui s’entrouvre et bâille à ses côtés ;
Tous ces bouquins lui font l’effet d’être irrités.
Aucun remords pourtant. Il a la tête haute.
Ne sentant pas de honte, il ne voit pas de faute.
— Suis-je donc en prison ? Suis-je donc le vassal
De Noël, lâchement aggravé par Chapsal ?
Qu’est-ce donc que j’ai fait ? — Triste, il voit passer l’heure
De la joie. Il est seul. Tout l’abandonne. Il pleure.
Il regarde, éperdu, sa feuille de papier.
Mille vers ! Copier ! Copier ! Copier !
Copier ! Ô pédant, c’est là ce que tu tires
Du bois où l’on entend la flûte des satyres,
Tyran dont le sourcil, sitôt qu’on te répond,
Se fronce comme l’onde aux arches d’un vieux pont !
L’enfance a dès longtemps inventé dans sa rage
La charrue à trois socs pour ce dur labourage.
— Allons ! dit-il, trichons les pions déloyaux ! —
Et, farouche, il saisit sa plume à trois tuyaux.
Soudain du livre immense une ombre, une âme, un homme
Sort, et dit : — Ne crains rien, mon enfant. Je me nomme
Juvénal. Je suis bon. Je ne fais peur qu’aux grands. —
Charles lève ses yeux pleins de pleurs transparents,
Et dit : — Je n’ai pas peur. — L’homme, pareil aux marbres,
Reprend, tandis qu’au loin on entend sous les arbres
Jouer les écoliers, gais et de bonne foi :
— Enfant, je fus jadis exilé comme toi,
Pour avoir comme toi barbouillé des figures.
Comme toi les pédants, j’ai fâché les augures.
Élève de Jauffret que jalouse Massin,
Voyons ton livre. — Il dit, et regarde un dessin
Qui n’a pas trop de queue et pas beaucoup de tête.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? — Monsieur, c’est une bête.
— Ah ! tu mets dans mes vers des bêtes ! Après tout
Pourquoi pas ? puisque Dieu, qui dans l’ombre est debout,
En met dans les grands bois et dans les mers sacrées.
Il tourne une autre page, et se penche : — Tu crées.
Qu’est ceci ? Ca m’a l’air fort beau, quoique tortu.
— Monsieur, c’est un bonhomme. — Un bonhomme, dis-tu ?
Eh bien, il en manquait justement un. Mon livre
Est rempli de méchants. Voir un bonhomme vivre
Parmi tous ces gens-là me plaît. Césars bouffis,
Rangez-vous ! ce bonhomme est dieu. Merci, mon fils. —
Et, d’un doigt souverain, le voilà qui feuillette
Nisard, l’âne, le nez du maître, la belette
Qui peut-être est un bœuf, les dragons, les griffons,
Les pâtés d’encre ailés, mêlés aux vers profonds,
Toute cette gaîté sur son courroux éparse,
Et Juvénal s’écrie ébloui : — C’est très farce !
Ainsi, la grande sœur et la petite sœur,
Ces deux âmes, sont là, jasant ; et le censeur,
Obscur comme minuit et froid comme décembre,
Serait bien étonné, s’il entrait dans la chambre,
De voir sous le plafond du collège étouffant,
Le vieux poète rire avec le doux enfant.
12 septembre.
Victor Hugo, L’Art d’être grand-père, 1877
Où l’enfance rejoint le grand-père attendri, il est très beau ce poème.