Pascal

Louise Ackermann

À Ernest Havet.

I. Le Sphinx

Lorsque Pascal, rempli de puissance et d’audace,
Jusque devant le Sphinx par sa fougue entraîné,
S’écriait, lui jetant sa réponse à la face :
« Il est vaincu, j’ai deviné ! »

Il le voyait déjà, son horrible adversaire,
Couché dans la poussière, au moment d’expirer.
En effet, du rocher dont il faisait son aire
Le monstre vint tomber aux pieds du téméraire,
Mais c’était pour le dévorer.

Au tour du Sphinx alors de manquer sa victime.
Dans ce pâle chrétien qu’il croyait sous sa dent
Il trouvait un athlète héroïque, sublime,
Et qui le menaçait tout en se défendant.
Au lieu de reculer, regardez ! il assaille.
En vain son sang jaillit, en vain sa chair tressaille,
Dans leur extrême effort ses membres sont roidis,
Pas sa témérité sa fureur se décèle ;
Le danger l’exaspère, et c’est quand il chancelle
Qu’il porte à l’ennemi ses coups les plus hardis.
Quels assauts ! quels élans ! Jamais lutte pareille
Ne s’était engagée à la clarté des cieux.
Nous les avons toujours dans l’âme et dans l’oreille
Ces cris et ces défis du jeune audacieux.
N’était-il pas vainqueur ? A l’instant, ici même
N’a-t-il point prononcé la parole suprême,
Et résolu d’un mot l’énigme d’ici-bas ?
Un tel aveuglement nous trouble et nous étonne.
Non, non, pauvre Pascal, tu n’as vaincu personne ;
Ta réponse est absurde, et le Sphinx n’en veut pas.
Impassible et muet, que tu frappes ou railles,
Il le garde enfoui dans ses mornes entrailles,
Ce terrible secret que tu crus pénétrer,
Et pour le lui ravir il faudrait l’éventrer.
L’éventrer ! Cet espoir saisit ton âme ardente.
Mais ne sais-tu donc pas, créature imprudente,
Que le monstre éternel est comme un roc épais ?
C’est plutôt du granit que de la chair vivante.
Ce corps invulnérable, à ta grande épouvante,
Te renvoyait tes coups lorsque tu le frappais.
Il faut te voir alors redoubler de courage ;
Inutiles et vains, tes efforts sont navrants ;
Même à certains moments l’impuissance et la rage
T’arrachent malgré toi des accents déchirants.
Des spasmes convulsifs tordent tes lèvres pâles ;
La voix va te manquer ; à bout de cris, tu râles.
Un autre eût succombé ; toi, tu résisteras.
Mais si tu sors vivant d’une étreinte brutale,
C’est que tu sus à temps, dans la lutte inégale,
Appeler tout ton cœur au secours de ton bras.
Ton cœur lui seul, Pascal, en ce péril extrême,
Prête à ce même bras la force et le ressort,
Et lorsque l’instant vint, décisif et suprême,
Il changea tout à coup ton angoisse en essor.
Bien plus, il t’apportait un renfort invincible :
L’Amour qui peut tout croire, et veut tout affirmer.
Appuyé désormais sur ton dogme inflexible,
Tu verrais sans trembler l’univers s’abîmer.
Qu’importe qu’en toi l’homme ait ses moments de transe ?
Le chrétien jusqu’au bout demeure inébranlé.
Parfois le Sphinx, outré d’une telle assurance,
Tentait de t’arracher un rêve, une espérance,
Tu ne lâchas point prise, et l’animal ailé
De ses ongles en vain labourait ta poitrine ;
Tu regardais couler ton sang avec transport,
Dans tes bras déchirés pressant la Foi divine,
Et tu livrais tes flancs pour sauver ton trésor.

II. La croix

Au retour du combat, tout couvert de morsures,
Et songeant au danger qu’il venait de courir,
Quand le lutteur comptait ou sondait ses blessures
Et qu’il se demandait s’il n’allait pas mourir,
Il lui semblait alors, vers la hauteur céleste
S’il venait à lever son regard attristé,
Qu’aussitôt tant de trouble et de langueur funeste
Se changeait en espoir, en ivresse, en clarté.
Comme un point lumineux qu’en vain le brouillard voile,
Pascal, dans le lointain, sous un ciel sans étoile,
Tu t’imaginais voir un phare ensanglanté,
La Croix ! Elle élevait de loin ses bras funèbres
Où, livide, pendait ton Dieu même immolé.
Pour l’avoir aperçue à travers les ténèbres,
Tu te dis éclairé ; tu n’étais qu’aveuglé.
En proie aux visions d’une peur insensée,
Tu tÕélances vers Elle, implorant ton salut ;
Gloire, plaisirs, travaux, ta vie et ta pensée,
Tu jettes tout au pied d’un gibet vermoulu.
Nous te surprenons là, spectacle qui nous navre,
Te consumant d’amour dans les bras d’un cadavre,
Et croyant sur son sein trouver ta guérison.
Mais tu n’étreins, hélas ! qu’une forme insensible,
Et, bien loi d’obtenir un miracle impossible,
Dans cet embrassement tu laissas ta raison.
La Croix a triomphé ; ta défaite est complète ;
Oui ! te voilà vaincu, subjugué, prosterné.
Au lieu comme autrefois d’un héroïque athlète,
Nous n’avons sous les yeux qu’un pauvre halluciné.
Comment ? tant de faiblesse après tant de vaillance !
Puisqu’entre ces trépas tu pouvais faire un choix,
N’eût-il pas mieux valu périr sans défaillance
Dévoré par le Sphinx qu’écrasé sous la Croix ?

III. L’Inconnue

Le dernier acte est clos, l’éternel rideau tombe.
C’est un héros réel qui sous nos yeux succombe.
Rien n’est fictif ici, le théâtre est vivant ;
L’ardente passion l’anime et le décore.
Spectateurs éloignés, nous ne pouvons encore
Détacher nos regards de ce drame émouvant.
Eh bien ! qui le croirait ? cette même existence
Qui jusqu’à la démence exalta le tourment,
Loin d’elle rejetant cilice et pénitence,
A pris sur ses douleurs un court enchantement.
Elle eut sa fleur aussi ; c’était un lys candide.
Qui tendait aux rayons naissants du jour splendide,
Comme une blanche coupe, un pur calice ouvert ;
L’Aurore lui prêtait son charme et son prestige,
Et, lui, ne demandait qu’à balancer sa tige
Et verser ses parfums sur le vallon désert.
Oui, l’amour a fleuri dans cette vie austère,
L’amour humain, Pascal ; ton cœur a touché terre.
Toi qu’appelait d’en haut la voix du Dieu jaloux,
Comment ! te voilà pris au piège d’un sourire,
Et devant la Beauté qui t’engage et t’attire,
Comme un simple mortel tu tombes à genoux !
Quelle était cette femme assez noble, assez belle,
Pour soumettre à son joug ce cœur fier et rebelle ?
Les hommes ici-bas jamais ne le sauront.
L’image fugitive à peine se dessine ;
C’est un fantôme, une ombre, et la forme divine,
En passant devant nous, garde son voile au front.
Autour d’elle ce n’est que silence et mystère ;
Son amant le premier se résigne à se taire,
Et peut-être fut-elle aimée à son insu.
Quoi ! séduire un Pascal et n’en avoir rien su !
Si, si, tu le savais. L’Amour a son langage.
Oh ! comme on l’entend vite et sans l’avoir appris !
Tout parle, le regard, les teintes du visage…
Hélas ! n’aurais-tu pas plutôt trop bien compris ?
Nous te soupçonnons d’être une âme tendre et douce,
Craignant tout choc soudain et prompte à se troubler,
Ton amant, prodiguant l’éclair et la secousse,
N’a pu que t’éblouir sans doute et t’ébranler.
Il nous semble ici voir vers un mont qui surplombe,
Au-dessus de l’abîme emportant sa colombe,
Un grand aigle éperdu s’élever dans les cieux.
Le cher et faible oiseau tremble et ferme les yeux.
Elle ne savait pas, cette serre puissante,
Qu’en l’enlevant si haut elle allait le meurtrir.
Triste et chaste inconnue, ô colombe innocente !
Combien ton aigle a dû te faire aussi souffrir !
Il est des cœurs de feus, foyers d’ardeur intense :
Pour s’embraser soi-même il suffit d’y toucher.
Résistez à l’attrait, tenez-vous à distance,
Car c’est vouloir périr que de s’en approcher.
Si par un soi d’été la phalène imprudente
Voit dans l’obscurité luire une lampe ardente,
Affolée, elle court vers l’éclatant flambeau ;
Mais qu’elle effleure au vol la flamme de son aile,
Son trépas est certain ; hélas ! c’en est fait d’elle ;
Elle meurt consumée en ce brûlant tombeau.

Ton cœur eut donc son jour d’éclaircie et de trêve,
Pascal, puis, effrayé, ton pauvre amour en sort,
Se croyant un péché, lui qui n’était qu’un rêve.
Mais voici le réveil ; au combat ! à l’essor !
Fi des bas-fonds humains ! que le ciel seul te tente !
Là du moins tu pourras aimer sans t’avilir,
Et, s’il est dans ton cœur une place d’attente,
Trouver l’unique objet digne de le remplir.
D’un élan plus fougueux sur ta noble victime
Tu reviens à l’assaut, âpre et tenace Foi !
Plus d’espoir, l’amant cède et le savant s’abîme ;
Car c’est s’anéantir que de se rendre à toi.
Dans ton avidité, désastreuse, infinie,
Tu ne lui laissas rien qu’une croix et la mort ;
Oui, tu lui ravis tout, et trésor à trésor :
Après son chaste amour, tu lui pris son génie.
Sacrifice complet ! Jamais être mortel
N’avait encor livré tant de dons à ta flamme.
Ton rayon devint foudre en tombant sur cette âme ;
Il a tout dévoré, l’holocauste et l’autel !

IV.

Tu nous en fait l’aveu : si quelque chose au monde
T’a jamais irrité, Pascal, et confondu,
C’est que l’on pût dormir en une paix profonde,
Lorsque sur un abîme on se sait suspendu ;
C’est un monstre pour toi que cette indifférence.
Quoi ! ne point s’enquérir du suprême secret
Qui doit remplir nos cœurs d’horreur ou d’espérance ;
Rester dans l’insouci du suprême intérêt ;
Aux choses d’ici-bas restreindre notre envie ;
Sur des spectacles vains tenant fixés nos yeux,
Passer sans demander autre chose à la vie
Que son voile d’un jour pour nous cacher les cieux !
Tu voulais que la peur, l’espoir, l’inquiétude,
Nous enfonçât dans l’âme un aiguillon puissant,
Que notre éternité fût notre unique étude
Et que, dans les tourments d’un désir incessant,
L’homme, s’il ignorait, cherchât en gémissant.
Et tu nous annonçais une heureuse nouvelle :
La destinée humaine éclairée au vrai jour,
Dans notre âme en ruine et pourtant immortelle
Des débris retrouvés de grandeur et d’amour.
Nous donc, qui n’avons pas à craindre ta colère,
Puisque dans l’inconnu nous ne saurions dormir,
Qui sondons et fouillons notre propre misère,
Et qui, selon tes vœux, cherchons, non sans gémir,
Nous sommes accourus à ta voix éclatante.
Par tant de passion nous laissant entraîner,
Nous sommes pleins d’espoir, de terreur et d’attente ;
Nous te suivons, Pascal ! où vas-tu nous mener ?
Aux pieds d’un Dieu jaloux, déloyal, implacable,
Qui hait sa créature et l’aveugle à dessein,
Qui d’un péché lointain la fait naître coupable,
Afin de lui fermer plus aisément son sein ;
D’un Dieu qui, s’acharnant sur sa moindre victime,
A des tourments sans fin pour un moment d’erreur,
Qui défend toute attache et qui nous fait un crime
De ces mêmes instincts qu’il nous a mis au cœur ;
Qui, de tous les côtés, nous traque et nous opprime,
Sourd aux vœux, sourd aux cris, que l’on implore en vain ;
D’un Dieu dont la vengeance est la pensée unique,
Et qui va, couronnant ainsi son œuvre inique,
Jusqu’à verser un sang innocent et divin.
A quel degré d’effroi, de désir, de démence,
Ton noble cœur, Pascal, était-il donc monté,
Pour aux pieds d’un tel Dieu t’avoir précipité ?
Et tu nous y poussais avec ta véhémence,
Nous défiant ailleurs de trouver la clarté.
L’absurde Foi, voilà ton unique lumière ;
Tu t’es sur ce flambeau jeté de désespoir.
Croire ! aveu d’impuissance et ressource dernière
D’un pauvre être ignorant qui renonce à savoir.
Nous n’y renonçons point. Puisqu’un doute invincible
Sape en ses fondements jusqu’au dernier autel,
Et que notre raison se heurte à l’impossible
Lorsqu’elle croit saisir le fantôme immortel ;
Puisqu’elle ne veut point, résignée à se taire,
Pour résoudre un problème acceptant un mystère,
Dans l’abêtissement lier l’essor humain ;
Surtout puisque devant l’injustice infinie
La conscience en nous, Pascal, s’indigne et nie,
Nous chercherons sans toi sur un autre chemin.

Nous voulons avant tout, pour la nacelle humaine,
Un pilote plus sûr que le mensonge saint,
Et nous repousserons toute chimère vaine
Qui, comme rive ou port, nous offrirait son sein ;
Car nous avons élu pour objet de conquête,
Non une illusion, mais la réalité.
Entre un gouffre et le ciel après avoir flotté,
Rencontrant un mirage on s’abuse, on s’arrête.
Nous, nous voulons aller jusqu’à la Vérité :
Prêts à tout affronter, nous marchons droit sur elle.
A notre appel ardent, s’empressant d’accourir,
La Science nous ouvre une route nouvelle,
Et du voile jeté sur la face éternelle
Sa main lève les plis. Qu’allons-nous découvrir ?
Peut-être, au lieu d’un père aimant sa créature,
Une marâtre aveugle et sourde, la Nature,
Et dans son vaste sein, perdu mais enchaîné,
L’Homme qui souffre et meurt, esclave abandonné.
Si tel est notre sort, eh bien ! qu’il s’accomplisse !
Sachons d’abord… après ce n’est rien d’obéir.
Délivrés d’ignorer, cet horrible supplice,
Nous trouverons en nous la force de subir.

O Résignation ! religion dernière,
Seul culte que doit l’homme à l’ordre universel,
Toi qu’il embrassera quand, malgré sa prière,
Ses dieux l’un après l’autre auront quitté le ciel,
Désapprends-lui les vœux et la plainte inutile ;
Se taire et renoncer, c’est se sanctifier.
Hélas ! tant que la Foi l’aveugle et le mutile,
Il ne peut que trembler, gémir et supplier ;
L’être faible devient alors un être lâche.
Redonne-lui du cœur, et qu’il fasse sa tâche
Bravement, jusqu’au bout, sous les yeux de destin.
A la place ou trônait le caprice divin
Quand il ne verra plus que des lois souveraines,
Qu’il cesse d’adorer et de se prosterner,
Et sache que devant ces inflexibles reines,
Pour tout geste en passant, il n’a qu’à s’incliner.

V. Dernier mot

Un dernier mot, Pascal ! A ton tour de m’entendre
Pousser aussi ma plainte et mon cri de fureur.
Je vais faire d’horreur frémir ta noble cendre,
Mais du moins j’aurai dit ce que j’ai sur le cœur.

A plaisir sous nos yeux lorsque ta main déroule
Le tableau désolant des humaines douleurs,
Nous montrant qu’en ce monde où tout s’effondre et croule
L’homme lui-même n’est qu’une ruine en pleurs,
Ou lorsque, nous traînant de sommets en abîmes,
Entre deux infinis tu nous tiens suspendus,
Que ta voix pénétrant en leurs fibres intimes,
Frappe à cris redoublés sur nos cœurs éperdus,
Tu crois que tu n’as plus dans ton ardeur fébrile,
Tant déjà tu nous crois ébranlés, abêtis,
Qu’à dévoiler la Foi, monstrueuse et stérile,
Pour nous voir sur son sein tomber anéantis.
A quoi bon le nier ? dans tes sombres peintures,
Oui, tout est vrai, pascal, nous le reconnaissons :
Voilà nos désespoirs, nos doutes, nos tortures,
Et devant l’Infini ce sont là nos frissons.
Mais parce qu’ici-bas par des maux incurables,
Jusqu’en nos profondeurs, nous nous sentons atteints,
Et que nous succombons, faibles et misérables,
Sous le poids accablant d’effroyables destins,
Il ne nous resterait, dans l’angoisse où nous sommes,
Qu’à courir embrasser cette Croix que tu tiens ?
Ah ! nous ne pouvons point nous défendre d’être hommes,
Mais nous nous refusons à devenir chrétiens.
Quand de son Golgotha, saignant sous l’auréole,
Ton Christ viendrait à nous, tendant ses bras sacrés,
Et quand il laisserait sa divine parole
Tomber pour les guérir en nos cœurs ulcérés ;
Quand il ferait jaillir devant notre âme avide
Des sources d’espérance et des flots de clarté,
Et qu’il nous montrerait dans son beau ciel splendide
Nos trônes préparés de toute éternité,
Nous nous détournerions du Tentateur céleste
Qui nous offre son sang, mais veut notre raison.
Pour repousser l’échange inégal et funeste
Notre bouche jamais n’aurait assez de Non !
Non à la Croix sinistre et qui fit de son ombre
Une nuit où faillit périr l’esprit humain,
Qui, devant le Progrès se dressant haute et sombre.
Au vrai libérateur a barré le chemin ;
Non à cet instrument d’un infâme supplice
Où nous voyons, auprès du divin Innocent
Et sous les mêmes coups, expirer la Justice ;
Non à notre salut s’il a coûté du sang ;
Puisque l’Amour ne peut nous dérober ce crime,
Tout en l’enveloppant d’un voile séducteur,
Malgré son dévoûment, Non ! même à la Victime,
Et Non par-dessus tout au Sacrificateur !
Qu’importe qu’il soit Dieu si son œuvre est impie ?
Quoi ! c’est son propre fils qu’il a crucifié ?
Il pouvait pardonner, mais il veut qu’on expie ;
Il immole, et cela s’appelle avoir pitié !

Pascal, à ce bourreau, toi, tu disais : « Mon Pere. »
Son odieux forfait ne t’a point révolté ;
Bien plus, tu l’adorais sous le nom de mystère,
Tant le problème humain t’avait épouvanté.
Lorsque tu te courbais sous la Croix qui t’accable,
Tu ne voulais, hélas ! qu’endormir ton tourment,
Et ce que tu cherchais dans un dogme implacable,
Plus que la vérité, c’était l’apaisement,
Car ta Foi n’était pas la certitude encore ;
Aurais-tu tant gémi si tu n’avais douté ?
Pour avoir reculé devant ce mot : J’ignore,
Dans quel gouffre d’erreurs tu t’es précipité !
Nous, nous restons au bord. Aucune perspective,
Soit Enfer, soit Néant, ne fait pâlir nos fronts,
Et s’il faut accepter ta sombre alternative,
Croire ou désespérer, nous désespérerons.
Aussi bien, jamais heure à ce point triste et morne
Sous le soleil des cieux n’avait encor sonné ;
Jamais l’homme, au milieu de l’univers sans borne,
Ne s’est senti plus seul et plus abandonné.
Déjà son désespoir se transforme en furie ;
Il se traîne au combat sur ses genoux sanglants,
Et se sachant voué d’avance à la tuerie,
Pour s’achever plus vite ouvre ses propres flancs.

Aux applaudissements de la plèbe romaine
Quand le cirque jadis se remplissait de sang,
Au-dessus des horreurs de la douleur humaine,
Le regard découvrait un César tout puissant.
Il était là, trônant dans sa grandeur sereine,
Tout entier au plaisir de regarder souffrir,
Et le gladiateur, en marchant vers l’arène,
Savait qui saluer quand il allait mourir.
Nous, qui saluerons-nous ? à nos luttes brutales
Qui donc préside, armé d’un sinistre pouvoir ?
Ah ! seules, si des Lois aveugles et fatales
Au carnage éternel nous livraient sans nous voir,
D’un geste résigné nous saluerions nos reines.
Enfermé dans un cirque impossible à franchir,
L’on pourrait néanmoins devant ces souveraines,
Tout roseau que l’on est, s’incliner sans fléchir.
Oui, mais si c’est un Dieu, maître et tyran suprême,
Qui nous contemple ainsi nous entre-déchirer,
Ce n’est plus un salut, non ! c’est un anathème
Que nous lui lancerons avant que d’expirer.
Comment ! ne disposer de la Force infinie
Que pour se procurer des spectacles navrants,
Imposer le massacre, infliger l’agonie,
Ne vouloir sous ses yeux que morts et que mourants !
Devant ce spectateur de nos douleurs extrêmes
Notre indignation vaincra toute terreur ;
Nous entrecouperons nos râles de blasphèmes,
Non sans désir secret d’exciter sa fureur.
Qui sait ? nous trouverons peut-être quelque injure
Qui l’irrite à ce point que, d’un bras forcené,
Il arrache des cieux notre planète obscure,
Et brise en mille éclats ce globe infortuné.
Notre audace du moins vous sauverait de naître,
Vous qui dormez encore au fond de l’avenir,
Et nous triompherions d’avoir, en cessant d’être,
Avec l’Humanité forcé Dieu d’en finir.
Ah ! quelle immense joie après tant de souffrance !
A travers les débris, par-dessus les charniers,
Pouvoir enfin jeter ce cri de délivrance :
« Plus d’hommes sous le ciel, nous sommes les derniers ! »

Nice, 1871.

Louise Ackermann, Poésies Philosophiques

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1 commentaires sur “Pascal”

  1. oncle Bob

    dit :

    Ah ! quelle immense joie !

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