Sur cette place je m’ennuie,
Obélisque dépareillé ;
Neige, givre, bruine et pluie
Glacent mon flanc déjà rouillé ;
Et ma vieille aiguille, rougie
Aux fournaises d’un ciel de feu,
Prend des pâleurs de nostalgie
Dans cet air qui n’est jamais bleu.
Devant les colosses moroses
Et les pylônes de Luxor,
Près de mon frère aux teintes roses
Que ne suis-je debout encor,
Plongeant dans l’azur immuable
Mon pyramidion vermeil
Et de mon ombre, sur le sable,
Écrivant les pas du soleil !
Rhamsès, un jour mon bloc superbe,
Où l’éternité s’ébréchait,
Roula fauché comme un brin d’herbe,
Et Paris s’en fit un hochet.
La sentinelle granitique,
Gardienne des énormités,
Se dresse entre un faux temple antique
Et la chambre des députés.
Sur l’échafaud de Louis seize,
Monolithe au sens aboli,
On a mis mon secret, qui pèse
Le poids de cinq mille ans d’oubli.
Les moineaux francs souillent ma tête,
Où s’abattaient dans leur essor
L’ibis rose et le gypaëte
Au blanc plumage, aux serres d’or.
La Seine, noir égout des rues,
Fleuve immonde fait de ruisseaux,
Salit mon pied, que dans ses crues
Baisait le Nil, père des eaux,
Le Nil, géant à barbe blanche
Coiffé de lotus et de joncs,
Versant de son urne qui penche
Des crocodiles pour goujons !
Les chars d’or étoilés de nacre
Des grands pharaons d’autrefois
Rasaient mon bloc heurté du fiacre
Emportant le dernier des rois.
Jadis, devant ma pierre antique,
Le pschent au front, les prêtres saints
Promenaient la bari mystique
Aux emblèmes dorés et peints ;
Mais aujourd’hui, pilier profane
Entre deux fontaines campé,
Je vois passer la courtisane
Se renversant dans son coupé.
Je vois, de janvier à décembre,
La procession des bourgeois,
Les Solons qui vont à la chambre,
Et les Arthurs qui vont au bois.
Oh ! dans cent ans quels laids squelettes
Fera ce peuple impie et fou,
Qui se couche sans bandelettes
Dans des cercueils que ferme un clou,
Et n’a pas même d’hypogées
A l’abri des corruptions,
Dortoirs où, par siècles rangées,
Plongent les générations !
Sol sacré des hiéroglyphes
Et des secrets sacerdotaux,
Où les sphinx s’aiguisent les griffes
Sur les angles des piédestaux ;
Où sous le pied sonne la crypte,
Où l’épervier couve son nid,
Je te pleure, ô ma vieille Égypte,
Avec des larmes de granit !
Théophile Gautier, Emaux et camées
Une « soirée poésie » me fait rappeler ce poème appris à Bayonne en 6è – et qui, à 80 ans, resurgit. Je venais de quitter mon Algérie natale = une nostalgie que je comprenais !
Magnifique Poème de Th Gauthier que j’ai appris en 6éme avec quelques paragraphes en moins mais que je trouvais magnifique et qui est resté gravé dans ma mémoire. Je le récite de temps en temps pour ne pas l’oublier. Je trouvais qu’il collait très bien avec la chaleur d’Afrique du Nord.
Classe de 6e ou 5e en 1959, lycée Ben Aknoun à Alger El Biar! Ce poème nous fut donné par notre professeur pour une explication de texte. Aujourd’hui encore, 65 après, je garde le souvenir du vide abyssal de mon cerveau de 11 ans. Ce texte magnifique a été un traumatisme pour moi et pour tous mes camarades de classe. Nous étions pensionnaires et l’étude du soir a été une épreuve insurmontable sanctionnée le lendemain par le prof de français qui a perçu peut-être le désarroi de la classe. C’était la 1ere fois de ma vie que j’entendais le mot « nostalgie », vide de sens à cette époque. Cette notion s’est concrétisée quelques années plus tard à mon départ d’Algérie. Je vais lire ce poème à ma petite fille de 10 ans qui rentre en 6e en septembre. Le vide sera-t-il tout autant abyssal?
Je le trouve plutôt exagéré. On ne sait rien sur la « connerie » des égyptiens!…
Superbe… quel panache
L’un des plus beaux poèmes qu’il m’est été de lire. Magnifique ! L’un des plus beaux plaidoyer sur la connerie des hommes.