Apparition

Stéphane Mallarmé

La lune s’attristait. Des séraphins en pleurs
Rêvant, l’archet aux doigts, dans le calme des fleurs
Vaporeuses, tiraient de mourantes violes
De blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles.
C’était le jour béni de ton premier baiser.
Ma songerie aimant à me martyriser
S’énivrait savamment du parfum de tristesse
Que même sans regret et sans déboire laisse
La cueillaison d’un rêve au coeur qui l’a cueilli.
J’errais donc, l’oeil rivé sur le pavé vieilli
Quand avec du soleil aux cheveux, dans la rue
Et dans le soir, tu m’es en riant apparue
Et j’ai cru voir la fée au chapeau de clarté
Qui jadis sur mes beaux sommeils d’enfant gâté
Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées
Neiger de blancs bouquets d’étoiles parfumées.

Stéphane Mallarmé, Vers et Prose, 1893

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18 commentaires sur “Apparition”

  1. Lucien

    dit :

    Marc,
    Autre chose : j’aimerais savoir en quoi les 2 derniers vers d' »Angoisse » sont « faibles », comme vous dites ?

    Ils me paraissent être au contraire les 2 vers les plus sincères et les plus parfaits du poème dans leur isolement rimique sous forme d’un distique isolé -non conventionnel dans un sonnet, mais que Mallarmé répètera souvent ailleurs- dans le sizain final, avec de plus cette rime riche en « ceul/seul » qui est l’expression même de cette déréliction du poète mise ici en abyme : double isolement représenté magnifiquement dans l’écriture, qui ferme très concrètement toute issue et empêche tout espoir…

    Comment mieux mettre en scène « l’angoisse » du titre, je vous le demande ?

  2. Lucien

    dit :

    Oui, Marc : ah ! « la musique des mots »… que de paresse ne justifie-t-on pas avec ce concept un peu fourre-tout et très approximatif… je constate d’ailleurs que vous faites vous-même un intéressant commentaire en prônant… de ne pas en faire.

    Evidemment l’analyse ne doit pas ôter le plaisir… mais l’augmenter, car un connaisseur appréciera toujours mieux une technique que ce soit en art, en sport, en cuisine, en vin… ou en amour, que l’amateur superficiel qui se « laisse aller » à son plaisir premier, et la poésie est aussi une « technique » (comme la cuisine la plus sublime)… car le connaisseur, ou du moins l’amateur éclairé ou qui veut comprendre, aura le plaisir premier (« la (fameuse) musique des mots »), plus le souci de comprendre ce plaisir et d’en être conscient : tout plaisir est conscience de plaisir et plus il y a de conscience, plus il y a de technique, plus il y a de plaisir, en poésie… comme en amour (cf. les manuels de kamasutra)…

    Voyez Rimbaud et sa critique des romantiques : « Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l’œuvre, c’est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ? « …

    Analyser une oeuvre c’est progresser intérieurement au contact de l’oeuvre, c’est s’enrichir dans l’affrontement à l’oeuvre, c’est apprendre à mieux se connaître grâce à la compréhension de l’oeuvre (le degré de l’explication linéaire n’en étant qu’un premier degré : sa simple « signification », bien en-deçà du « sens ») : découvrir le sens d’une oeuvre c’est, dans l’affrontement aride à la matière scripturaire, déboucher sur des horizons insoupçonnés de richesse qui approfondissent le chercheur lui-même, qui rejaillissent sur lui et l’illuminent comme lors de la découverte d’un trésor, et c’est tout le sens de la recherche alchimique : utiliser la matière comme médium pour découvrir l’élixir qui transforme la matière, la « matière » de l’exégète lui-même qui va se découvrir tout « autre » :  » car « Je » est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute »…

    Je vous souhaite de vous éveiller « clairon » au terme du corps à corps avec l’Oeuvre, car ce « corps à corps » herméneutique est toujours mouvement, recherche, et ne saurait déboucher sur une vérité dogmatique qui, je vous l’accorde, tuerait alors et le commentaire et l’oeuvre avec lui, tel Orphée qui en voulant sauver Eurydice la renvoya en enfer définitivement…

    Ex tenebris lux…

  3. marc oliviéri

    dit :

    Mallarmé fut le maître des mots. La meilleure analyse que l’on puisse faire de ses poèmes, c’est (peut-être) de n’en pas faire, et de se laisser porter (transporter) par l’émotion (les sensations) induite(s)… Le lycée put parfois « altérer » le plaisir de goûter le doux parfum de la poésie chez certains élèves en poussant l’exégèse à l’extrême (in ANOTHER BRICK IN THE WALL Roger Waters semble de cet avis) Personnellement j’aurai voué une inattention perpétuelle à Nathalie Sarraute après que l’on m’eût forcé à pénétrer dans son sinistre PLANETARIUM; ha le nouveau roman…

    Bref la poésie de Mallarmé est tout sauf hermétique, il y a juste une humble quête de la perfection quant à l’expression de la BEAUTE: en quoi BRISE MARINE est-il l’un sublime? Pourquoi ces deux vers si faibles à la fin d’ANGOISSE?..En quoi un grand Poète est-il grand également dans ses faiblesses?… Que de questions trop de réponses… Sauf à retourner à l’Université… (ce qui est toujours une excellente idée)…

    Lire Mallarmé c’est comme écouter Pink Floyd: la langue est son labyrinthe intime, on écoute on se laisse bercer et l’on rêve.

    A un ami peintre lui demandant conseil pour qu’il pût exprimer ses « idées » qu’il ne parvenait point à rédiger avec l’aisance stylistique de son ami Poète, il fut répondu froidement: « On n’écrit pas avec des idées, on écrit avec des mots »…

    Mallarmé ayant dit: « le poème parfait? C’est une page blanche »je me permettrai de rapporter ici une anecdote amusante: quelque jour j’écoutai sur you tube Bowie chantant THIS IS NOT AMERICA je fis un comment: « this song is a real masterpiece » J’eus 1K likes sans autre commentaires…Les anglo saxons sont les Maîtres du rock et de la concision. Nous, qui avons la plus belle langue et les Poètes les plus puissants du Monde, soyons généreux et concis nous aussi: lisons les, leurs poèmes, et sans trop y penser… Mais toujours à voix haute…(APPARITION lu à voix haute, c’est une Révélation…)

    Merci encore pour le partage de ce masterpiece!

    Je vous laisse à présent et retourne à ma savoureuse lecture de UN COUP DE DES JAMAIS N’ABOLIRA LE HASARD (tout en regardant du coin de l’oeil le clip d’ECHOES à Pompei, du Floyd, sur you tube: je me suis toujours dit qu’il y avait du Mallarmé dans la musique de ces types)

    Bien à Vous

    Ares

  4. Lucien

    dit :

    Il parait évident que la première apparition, celle de la fille aux « cheveux de soleil » « dans la rue et dans le soir » -annoncée par un « quand » solaire qui éclate en rejet à l’attaque du vers 11 et ouvre le « donc » clos sur lui-même du vers précédent pour faire sortir le texte du cercle vicieux de l’errance-, est déjà une apparition onirique et « objective » au sens médiéval du terme (c’est-à-dire « subjective » au sens actuel) : comme « objet » (image obsessionnelle ?) de la pensée du poète Thésée, apercevant soudain Ariane brillant dans la nuit labyrinthique…

    Mais cela ne change rien à l’analyse précédente du 26 juin : la deuxième apparition (celle de la « fée au chapeau de clarté ») devenant une vision dans la vision (« lumière sur de la lumière » écrit quelque part le Coran en parlant de Dieu), une exégèse poétique, c’est-à-dire mnésique, de la première apparition et qui lui succède immédiatement comme un écho à la fois successif et simultané : apparition dans l’apparition, construction en abyme qui donne au poème toute sa profondeur vertigineuse…

  5. Lucien

    dit :

    (Suite de l’analyse) Au sens strict, la scène ne se déroule pas « la nuit » mais « le soir », au crépuscule sans doute, lors de la rencontre possible entre la lune et le soleil : « la lune s’attristait », et l’amante apparaît plus loin dans le poème avec « du soleil aux cheveux », « dans la rue et dans le soir » …

    La nuit dont je parlais précédemment est celle de la tristesse qui étreint le poète le jour d’un « premier baiser » dont il doute déjà de l’existence et dont il ne saisit peut-être pas très bien encore le sens : ne serait-ce pas un simple « songe », un « rêve » ? La première partie du poème (du v. 1 au v. 9) dépeint ces états d’âme très « romantiques », mais qui ne sont pas non plus complètement étrangers au Symbolisme (rêve, solitude, tristesse) : la nuit est la nuit de l’âme qui déteint sur tout ce qui l’entoure et projette sa tristesse, sa vieillesse, sa solitude sur le monde entier…

    La deuxième partie du poème constituée d’une seule phrase (à partir du v. 10) va s’opposer dialectiquement à la première partie, comme le soleil s’oppose à la lune, la joie à la tristesse, la foi au doute, l’élan à la déréliction : le poème se dessine tout entier dans ce contraste tranché entre le blanc et le noir, l’errance et la transcendance, l’horizontalité et la verticalité, le cercle et la droite, dans une esthétique qui semble davantage caravagesque que symboliste, encore que l’on puisse penser au tableau homonyme très « contrasté » de Gustave Moreau : « L’Apparition » (du chef décollé et sanglant de Saint Jean-Baptiste, à Salomé dansant) …

    Mais là n’est pas l’essentiel…

    L’essentiel est dans l’analyse même de l’« Apparition », car il n’y a pas une apparition mais deux apparitions, et la première apparition ne peut se comprendre qu’à l’aune de la seconde qui la révèle !

    L’amante aux cheveux de lumière qui apparait dans le soir au détour d’une rue sombre, n’est perçue par le poète dans toute sa signification qu’à travers le filtre (philtre ?) de la Vision qui suit : la (re)montée à la lumière stellaire finale est une remontée intérieure, une réminiscence qui donne tout son sens à la rencontre extérieure (pour autant que la rencontre dans la rue ne soit pas elle-même déjà une vision intérieure, une apparition onirique) …
    C’est à travers le prisme de l’apparition de la « fée au chapeau de clarté », évoquée pourtant postérieurement, que le poète voit rétroactivement, avec un infime décalage, la fille aux « cheveux de soleil » qui a déclenché le processus de la vision intérieure, et la comprend dans sa vraie dimension…

    C’est là l’expérience profondément poétique de l’Anamnèse, du souvenir réactivé (à partir d’un « déclencheur » : on pense à la madeleine de Proust, bien sûr) et revécu dans l’intemporalité poétique (qui n’est pas atemporalité) : éternel présent (même si le texte est écrit aux temps du passé), éternel retour du même dans un « temps (enfin) retrouvé » …

  6. Lucien

    dit :

    Poème d’une musicalité si mallarméenne qu’il se passe de toute autre « mise en musique » (comme d’ailleurs tous les poèmes en alexandrin – « pour [la musique] préfère l’impair » disait Verlaine -, mètre auquel la phrase musicale plaquée de l’extérieur ôte le rythme ample et empêche de saisir l’intelligence des mots).

    Après l’exorde, du vers 1 au vers 9, le poète « martyr » d’amour, ivre de la récente « cueillaison » d’un « premier baiser », erre dans la rue et dans la nuit en proie à cette tristesse indicible, fêlure qui git au cœur de toute joie trop intime, comme l’ombre accompagne la lumière, le gouffre les sommets escarpés, la détestation l’amour possessif : ambivalence propre à tout sentiment humain intense et que traduit si bien le terme de « passion », à la fois amour-fou et torture cruelle.

    Et si « romantisme » il y a ici, au sens de l’épanchement d’un « moi » encore attardé dans la deuxième moitié du XIXème siècle à « son martyre » sentimental, la longue phrase versifiée suivante, qui s’étend des vers 10 à 16, emporte et transcende dans l’élan vertical d’une vision les derniers oripeaux d’un « romantisme » pathétique qui n’en peut mais : voici venu le temps du Symbolisme !

    « J’errais donc » : imparfait parfait, signe d’une déréliction qui dure ; « quand […] tu m’es en riant apparue » : passé composé soudain, celui de l’Apparition onirique au coin de la rue sombre, « Illumination » pourrait-on dire qu’accompagne un rire radieux ; « et j’ai cru voir » : toujours dans la brièveté de l’instant passé que l’imparfait suivant va éterniser dans un rejet éblouissant : « Passait », renvoyé à l’attaque de l’avant-dernier vers, un « passait » qui n’a rien de « passé » justement, un imparfait d’habitude qui dure encore et relance l’élan jusqu’au bouquet final « d’étoiles parfumées » venues mourir sous nos yeux de lecteurs éblouis…

    Au passage, admirons l’impeccable construction de la phrase du Maître en syntaxe qu’était Mallarmé, avec le savant jeu des coordinations ou subordinations qui rythment et relancent inlassablement le discours en début de vers dans la grande phrase finale (à l’exception du « donc » au vers 10) : « donc », « quand », « qui », « et » repris anaphoriquement à l’attaque des vers 12 et 13 pour relier ici deux groupes de mots, là deux propositions, mais perçus illusoirement dans le mètre au même niveau de la construction syntaxique, donnant l’impression visuelle d’une lente montée progressive, presque haletante, à la lumière.

    Entretemps le visage de la « fée au chapeau de clarté » s’est superposé à celui de l’amante puis de la mère (« [Femme] tu es la ressemblance », écrivait Eluard), métaphore métamorphose dans l’actualisation d’un souvenir intemporel, anabase spirituelle, montée rhétorique (protase) privée de redescente (apodose), qui culmine dans l’acmé des « étoiles parfumées » pour n’en plus décrocher, car il est des nuits qui sont à jamais plus claires que le jour…

    Notons que le « jadis » du vers 14 serait plutôt un « naguère » : réactualisation d’un souvenir resté toujours vivace qui n’est pas désir de « regressus in utero », de retour à l’enfance « gâtée », mais plutôt évocation extatique d’une élévation, ou d’un approfondissement, où l’individualité s’efface, se fond dans plus grand que soi, échappe à toute possessivité maternelle pour revivre enfin le véritable Amour qui a la beauté féérique d’une épiphanie…

  7. GUY

    dit :

    Les Mallarmé, Baudelaire, Musset, tous ces romantiques attardés, savent_ils en plus de leurs bafouilles y mettre de la musique tel le plus grands de tous …compositeur, poète, faux misogyne faux incroyant, humoriste grinçant pipe, moustache et guitare à la main : est-il en notre temps rien de plus odieux de plus désespérant que de n’pas croire de dieux !

  8. HAIBLET brigitte

    dit :

    Alphonse Allais disait de Mallarmé: « il est intraduisible… même en Français »

    La vacherie est éclairante de l’obscurité des vers

  9. Pierre BOLAND

    dit :

    J’ai toujours pris ce poème de jeunesse au second degré par l’excès souriant des métaphores cuistres des premiers vers. Un peu comme du foutage de gueule débouchant vers un émerveillement sublime. Il paraît toutefois que ce grand ado de Mallarmé ne l’avait pas vu comme cela à l’époque et y croyait vraiment. Cela n’en demeure pas moins toujours très accrocheur. Et pour moi un des meilleurs poèmes de l’auteur qui s’est ensuite hissé vers des sphères où l’oxygène est trop rare pour les moyens modestes de ma rustre cervelle.

  10. Claude

    dit :

    Ce poème a été mis en musique par André Rossignol 1865-1925. Le frontispice de la partition est signé Maurice Denis.

    J’aurai bien aimé entendre cette œuvre musicale et avoir la reproduction de celle de Maurice Denis. Si vous avez une piste je vous en serai reconnaissant.

    Mallarmé « Il faut qu’il n’y ait qu’allusion… La jouissance du poème est faite du bonheur de deviner peu à peu.. Suggérer, voilà le rêve… C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole… il doit toujours y avoir énigme. »

  11. Dolaine esseng

    dit :

    J’adore, le côté mystérieux des mots

  12. Tenneson

    dit :

    Gael. Magnifique.

  13. Quelqu’un qui adore la poésie

    dit :

    C’est génial ! Bravo à l’auteur

  14. Pierre LEBERGER

    dit :

    …sauf que les premiers vers fleurent le « cuculapraline »

  15. hiegehs

    dit :

    C’est quoi le thème ?

  16. Rosário Belo

    dit :

    Ce poème est beau, admirable. Merci étoile perfumeé !

  17. Mimi Laura

    dit :

    Waouuh, je reste sans voix !

  18. lucterius

    dit :

    Ce poème fait partie des plus beaux poèmes que je connais. Et j’aime surtout « La cueillaison d’un rêve au coeur qui l’a cueilli ». Admirable.

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