Ami, poète, esprit, tu fuis notre nuit noire.
Tu sors de nos rumeurs pour entrer dans la gloire;
Et désormais ton nom rayonne aux purs sommets.
Moi qui t’ai connu jeune et beau, moi qui t’aimais,
Moi qui, plus d’une fois, dans nos altiers coups d’aile,
Éperdu, m’appuyais sur ton âme fidèle,
Moi, blanchi par les jours sur ma tête neigeant,
Je me souviens des temps écoulés, et songeant
A ce jeune passé qui vit nos deux aurores,
A la lutte, à l’orage, aux arènes sonores,
A l’art nouveau qui s’offre, au peuple criant oui,
J’écoute ce grand vent sublime évanoui.
Fils de la Grèce antique et de la jeune France,
Ton fier respect des morts fut rempli d’espérance;
Jamais tu ne fermas les yeux à l’avenir.
Mage à Thèbes, druide au pied du noir menhir,
Flamine aux bords du Tibre et brahme aux bords du Gange,
Mettant sur l’arc du dieu la flèche de l’archange,
D’Achille et de Roland hantant les deux chevets,
Forgeur mystérieux et puissant, tu savais
Tordre tous les rayons dans une seule flamme;
Le couchant rencontrait l’aurore dans ton âme;
Hier croisait demain dans ton fécond cerveau;
Tu sacrais le vieil art aïeul de l’art nouveau;
Tu comprenais qu’il faut, lorsqu’une âme inconnue
Parle au peuple, envolée en éclairs dans la nue,
L’écouter, l’accepter; l’aimer, ouvrir les coeurs;
Calme, tu dédaignais l’effort vil des moqueurs
Écumant sur Eschyle et bavant sur Shakspeare;
Tu savais que ce siècle a son air qu’il respire,
Et que, l’art ne marchant qu’en se transfigurant,
C’est embellir le beau que d’y joindre le grand.
Et l’on t’a vu pousser d’illustres cris de joie
Quand le Drame a saisi Paris comme une proie,
Quand l’antique hiver fut chassé par Floréal,
Quand l’astre inattendu du moderne idéal
Est venu tout à coup, dans le ciel qui s’embrase
Luire, et quand l’Hippogriffe a relayé Pégase!
Je te salue au seuil sévère du tombeau.
Va chercher le vrai, toi qui sus trouver le beau.
Monte l’âpre escalier. Du haut des sombres marches,
Du noir pont de l’abîme on entrevoit les arches;
Va! meurs! la dernière heure est le dernier degré.
Pars, aigle, tu vas voir des gouffres à ton gré;
Tu vas voir l’absolu, le réel, le sublime.
Tu vas sentir le vent sinistre de la cime
Et l’éblouissement du prodige éternel.
Ton olympe, tu vas le voir du haut du ciel,
Tu vas du haut du vrai voir l’humaine chimère,
Même celle de Job, même celle d’Homère,
Ame, et du haut de Dieu tu vas voir Jéhovah.
Monte, esprit! Grandis, plane, ouvre tes ailes, va!
Lorsqu’un vivant nous quitte, ému, je le contemple;
Car entrer dans la mort, c’est entrer dans le temple
Et quand un homme meurt, je vois distinctement
Dans son ascension mon propre avènement.
Ami, je sens du sort la sombre plénitude;
J’ai commencé la mort par de la solitude,
Je vois mon profond soir vaguement s’étoiler;
Voici l’heure où je vais, aussi moi, m’en aller.
Mon fil trop long frissonne et touche presque au glaive;
Le vent qui t’emporta doucement me soulève,
Et je vais suivre ceux qui m’aimaient, moi, banni.
Leur oeil fixe m’attire au fond de l’infini.
J’y cours. Ne fermez pas la porte funéraire.
Passons; car c’est la loi; nul ne peut s’y soustraire;
Tout penche; et ce grand siècle avec tous ses rayons
Entre en cette ombre immense où pâles nous fuyons.
Oh! quel farouche bruit font dans le crépuscule
Les chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule!
Les chevaux de la mort se mettent à hennir,
Et sont joyeux, car l’âge éclatant va finir;
Ce siècle altier qui sut dompter le vent contraire,
Expire ô Gautier! toi, leur égal et leur frère,
Tu pars après Dumas, Lamartine et Musset.
L’onde antique est tarie où l’on rajeunissait;
Comme il n’est plus de Styx il n’est plus de Jouvence.
Le dur faucheur avec sa large lame avance
Pensif et pas à pas vers le reste du blé;
C’est mon tour; et la nuit emplit mon oeil troublé
Qui, devinant, hélas, l’avenir des colombes,
Pleure sur des berceaux et sourit à des tombes.
Hauteville-house, nov. 1872. Jour des Morts.
Victor Hugo, Le tombeau de Théophile Gautier, 1873
Je découvre très tardivement le grand Hugo, que les pensums scolaires qu’Hugo lui-même a vilipendés ont pu faire mourir d’ennui des générations d’écoliers.
Et bien, lisons-le loin des salles de classe et des académies. Quel génie de la langue, qu’il a su rendre transcendante, atteignant des profondeurs métaphysiques, tant dans ses poèmes que dans ses romans.Ce poème que je découvre à l’automne de ma vie rejoint ces vers magnifiques ( dans les Contemplations) et poignants écrits après la mort de Léopoldine.
qui écrira un « Tombeau de Victor Hugo » ?
« Les mots qui surgissent savent de nous ce que nous ignorons d’eux » (René Char)
A la reaction du 24 mars d’un certain Laurent… Quand on est obtus à la poésie, plutôt que de laisser un commentaire irrespectueux, à 23h50 allez vous coucher…
Le mec devait vraiment se faire chier pour écrire des conneries pareilles.
Cité dans le film Un coup de maître de Rémi Bezançon : Les chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule !
« le dur faucheur avance…
vers le reste du blé… »
pourquoi traiter cette scène avec effroi ? Alors que cet beau travail de faucher du blé pour faire du pain et nourrir sa famille sa patrie. On voit bien que VH mélange tout ! Le vrai et le faux, Dieu et le diable, le bon et le mal… le pauvre il finira sa vie à ne plus rien comprendre, emporté par je ne sais quelles fièvres? ne dit-on pas que le Génie côtoie la folie ? oui quand il s’agit de mauvais génies.
« L’homme libre n’est point envieux;
il admet volontiers ce qui est grand,
et se réjouit que cela puisse exister. »
Hegel
Le grand Victor dans ce très beau poème fait l’éloge du subtil Théophile, Théophile Gautier relativement moins connu mérite que l’on s’y intéresse. « Premier sourire de printemps » par exemple est une superbe ode à la nature. A découvrir absolument.
Le plus beau des Tombeaux écrits en l’honneur de Théophile Gautier. Mallarmé suit, loin derrière.
Au 1er Bac, en 1964, j’ai eu à commenter, en épreuve de français, la dernière strophe de ce poème. Malgré la maîtrise de la technique du commentaire, ce texte recèle des difficultés par sa double portée. Les trois heures passées à analyser ces lignes font que, un demi siècle plus tard, je les connais encore par cœur.
En fait, c’est un roman.
Cité dans « Le Crabe-tambour » de Pierre Schoendoerffer.