Le Voyageur

Guillaume Apollinaire

Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant

La vie est variable aussi bien que l’Euripe

Tu regardais un banc de nuages descendre
Avec le paquebot orphelin vers les fièvres futures
Et de tous ces regrets de tous ces repentirs
Te souviens-tu
Vagues poissons arques fleurs surmarines
Une nuit c’était la mer
Et les fleuves s’y répandaient

Je m’en souviens je m’en souviens encore

Un soir je descendis dans une auberge triste
Auprès de Luxembourg
Dans le fond de la salle il s’envolait un Christ
Quelqu’un avait un furet
Un autre un hérisson
L’on jouait aux cartes
Et toi tu m’avais oublié

Te souviens-tu du long orphelinat des gares
Nous traversâmes des villes qui tout le jour tournaient
Et vomissaient la nuit le soleil des journées
Ô matelots ô femmes sombres et vous mes compagnons
Souvenez-vous-en

Deux matelots qui ne s’étaient jamais quittés
Deux matelots qui ne s’étaient jamais parlé
Le plus jeune en mourant tomba sur le côté

Ô vous chers compagnons
Sonneries électriques des gares chant des moissonneuses
Traîneau d’un boucher régiment des rues sans nombre
Cavalerie des ponts nuits livides de l’alcool
Les villes que j’ai vues vivaient comme des folles

Te souviens-tu des banlieues et du troupeau plaintif des paysages
Les cyprès projetaient sous la lune leurs ombres
J’écoutais cette nuit au déclin de l’été
Un oiseau langoureux et toujours irrité
Et le bruit éternel d’un fleuve large et sombre

Mais tandis que mourants roulaient vers l’estuaire
Tous les regards tous les regards de tous les yeux
Les bords étaient déserts herbus silencieux
Et la montagne à l’autre rive était très claire

Alors sans bruit sans qu’on pût voir rien de vivant
Contre le mont passèrent des ombres vivaces
De profil ou soudain tournant leurs vagues faces
Et tenant l’ombre de leurs lances en avant

Les ombres contre le mont perpendiculaire
Grandissaient ou parfois s’abaissaient brusquement
Et ces ombres barbues pleuraient humainement
En glissant pas à pas sur la montagne claire

Qui donc reconnais-tu sur ces vieilles photographies
Te souviens-tu du jour où une abeille tomba dans le feu
C’était tu t’en souviens à la fin de l’été

Deux matelots qui ne s’étaient jamais quittés
L’aîné portait au cou une chaîne de fer
Le plus jeune mettait ses cheveux blonds en tresse

Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant

La vie est variable aussi bien que l’Euripe

Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913

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9 commentaires sur “Le Voyageur”

  1. gaelle

    dit :

    Touchant et poignant à la fois. Quel régal visuel. Merci Guillaume

  2. Pierre

    dit :

    Apollinaire s’est enregistré lisant son poème.

    Voici le lien de la BNF pour l’écouter

    Franchement ça vaut le coup de l’écouter même si le son est très vieilli.

  3. dededede

    dit :

    Bien

  4. Guillermain Martine

    dit :

    Quelle nostalgie, c’est ce poème que j’ai « tiré » au bac de français en 1971 ! Merci à son auteur.

  5. Stephane

    dit :

    « Quelqu’un avait un furet
    Un autre un hérisson »
    Trop de nostalgie dans cette phrase. Repose en paix Pic-Pic…

  6. Jean

    dit :

    Merveilleux ! Chaque phrase, chaque mot contient un sens qui s’adresse tantôt à la raison, et tantôt à la sensibilité. Magique…

  7. Esteban Lefebvre

    dit :

    Rien n’est trop long ! Si c’est pour nous offrir un tel voyage.

  8. Ludwig

    dit :

    Je ne connais rien de plus émouvant

  9. Elodie marteau

    dit :

    Trop long !

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