N’assassinez pas la page,
vous les assembleurs de mots !
Quel sens a votre langage ?
Ou bien serions-nous des sots ?
Votre art devient si profond
qu’on n’en perçoit plus le fond
et qu’il faut pour qu’on l’explique,
décoder votre lexique.
N’assassinez pas l’public !
***
N’abêtissez pas la toile,
vous les créateurs de traits !
Que signifie ce rond pâle
s’inscrivant dans un carré ?
Votre art devient si fermé
Qu’on en a perdu la clef
et pour mieux se le cacher,
en soi on cherche le hic.
N’abêtissez pas l’public !
***
Ne mortifiez pas la glaise,
vous les inventeurs de formes !
Chacun vous demande : « Qu’est-ce… ? »
en un désarroi énorme.
Votre art devient si subtil
qu’on se sent un peu débile
et conscient d’être imbécile,
on n’en est que plus comique.
Ne mortifiez pas l’public !
***
Ne bernez donc pas…
Baste !
Ne tuez pas l’auditoire !
car fatigué d’être poire,
un jour il en aura marre,
alors « merde » il vous dira,
voyant que nu est le roi !
Esther Granek, Je cours après mon ombre, 1981