Pensée des morts

Alphonse de Lamartine

Voilà les feuilles sans sève
Qui tombent sur le gazon,
Voilà le vent qui s’élève
Et gémit dans le vallon,
Voilà l’errante hirondelle .
Qui rase du bout de l’aile :
L’eau dormante des marais,
Voilà l’enfant des chaumières
Qui glane sur les bruyères
Le bois tombé des forêts.

L’onde n’a plus le murmure ,
Dont elle enchantait les bois ;
Sous des rameaux sans verdure.
Les oiseaux n’ont plus de voix ;
Le soir est près de l’aurore,
L’astre à peine vient d’éclore
Qu’il va terminer son tour,
Il jette par intervalle
Une heure de clarté pâle
Qu’on appelle encore un jour.

L’aube n’a plus de zéphire
Sous ses nuages dorés,
La pourpre du soir expire
Sur les flots décolorés,
La mer solitaire et vide
N’est plus qu’un désert aride
Où l’oeil cherche en vain l’esquif,
Et sur la grève plus sourde
La vague orageuse et lourde
N’a qu’un murmure plaintif.

La brebis sur les collines
Ne trouve plus le gazon,
Son agneau laisse aux épines
Les débris de sa toison,
La flûte aux accords champêtres
Ne réjouit plus les hêtres
Des airs de joie ou d’amour,
Toute herbe aux champs est glanée :
Ainsi finit une année,
Ainsi finissent nos jours !

C’est la saison où tout tombe
Aux coups redoublés des vents ;
Un vent qui vient de la tombe
Moissonne aussi les vivants :
Ils tombent alors par mille,
Comme la plume inutile
Que l’aigle abandonne aux airs,
Lorsque des plumes nouvelles
Viennent réchauffer ses ailes
A l’approche des hivers.

C’est alors que ma paupière
Vous vit pâlir et mourir,
Tendres fruits qu’à la lumière
Dieu n’a pas laissé mûrir !
Quoique jeune sur la terre,
Je suis déjà solitaire
Parmi ceux de ma saison,
Et quand je dis en moi-même :
Où sont ceux que ton coeur aime ?
Je regarde le gazon.

Leur tombe est sur la colline,
Mon pied la sait ; la voilà !
Mais leur essence divine,
Mais eux, Seigneur, sont-ils là ?
Jusqu’à l’indien rivage
Le ramier porte un message
Qu’il rapporte à nos climats ;
La voile passe et repasse,
Mais de son étroit espace
Leur âme ne revient pas.

Ah ! quand les vents de l’automne
Sifflent dans les rameaux morts,
Quand le brin d’herbe frissonne,
Quand le pin rend ses accords,
Quand la cloche des ténèbres
Balance ses glas funèbres,
La nuit, à travers les bois,
A chaque vent qui s’élève,
A chaque flot sur la grève,
Je dis : N’es-tu pas leur voix?

Du moins si leur voix si pure
Est trop vague pour nos sens,
Leur âme en secret murmure
De plus intimes accents ;
Au fond des coeurs qui sommeillent,
Leurs souvenirs qui s’éveillent
Se pressent de tous côtés,
Comme d’arides feuillages
Que rapportent les orages
Au tronc qui les a portés !

C’est une mère ravie
A ses enfants dispersés,
Qui leur tend de l’autre vie
Ces bras qui les ont bercés ;
Des baisers sont sur sa bouche,
Sur ce sein qui fut leur couche
Son coeur les rappelle à soi ;
Des pleurs voilent son sourire,
Et son regard semble dire :
Vous aime-t-on comme moi ?

C’est une jeune fiancée
Qui, le front ceint du bandeau,
N’emporta qu’une pensée
De sa jeunesse au tombeau ;
Triste, hélas ! dans le ciel même,
Pour revoir celui qu’elle aime
Elle revient sur ses pas,
Et lui dit : Ma tombe est verte !
Sur cette terre déserte
Qu’attends-tu ? Je n’y suis pas !

C’est un ami de l’enfance,
Qu’aux jours sombres du malheur
Nous prêta la Providence
Pour appuyer notre cœur ;
Il n’est plus ; notre âme est veuve,
Il nous suit dans notre épreuve
Et nous dit avec pitié :
Ami, si ton âme est pleine,
De ta joie ou de ta peine
Qui portera la moitié ?

C’est l’ombre pâle d’un père
Qui mourut en nous nommant ;
C’est une soeur, c’est un frère,
Qui nous devance un moment ;
Sous notre heureuse demeure,
Avec celui qui les pleure,
Hélas ! ils dormaient hier !
Et notre coeur doute encore,
Que le ver déjà dévore
Cette chair de notre chair !

L’enfant dont la mort cruelle
Vient de vider le berceau,
Qui tomba de la mamelle
Au lit glacé du tombeau ;
Tous ceux enfin dont la vie
Un jour ou l’autre ravie,
Emporte une part de nous,
Murmurent sous la poussière :
Vous qui voyez la lumière,
Vous souvenez-vous de nous ?

Ah ! vous pleurer est le bonheur suprême
Mânes chéris de quiconque a des pleurs !
Vous oublier c’est s’oublier soi-même :
N’êtes-vous pas un débris de nos coeurs ?

En avançant dans notre obscur voyage,
Du doux passé l’horizon est plus beau,
En deux moitiés notre âme se partage,
Et la meilleure appartient au tombeau !

Dieu du pardon ! leur Dieu ! Dieu de leurs pères !
Toi que leur bouche a si souvent nommé !
Entends pour eux les larmes de leurs frères !
Prions pour eux, nous qu’ils ont tant aimé !

Ils t’ont prié pendant leur courte vie,
Ils ont souri quand tu les as frappés !
Ils ont crié : Que ta main soit bénie !
Dieu, tout espoir ! les aurais-tu trompés ?

Et cependant pourquoi ce long silence ?
Nous auraient-ils oubliés sans retour ?
N’aiment-ils plus ? Ah ! ce doute t’offense !
Et toi, mon Dieu, n’es-tu pas tout amour ?

Mais, s’ils parlaient à l’ami qui les pleure,
S’ils nous disaient comment ils sont heureux,
De tes desseins nous devancerions l’heure,
Avant ton jour nous volerions vers eux.

Où vivent-ils ? Quel astre, à leur paupière
Répand un jour plus durable et plus doux ?
Vont-ils peupler ces îles de lumière ?
Ou planent-ils entre le ciel et nous ?

Sont-ils noyés dans l’éternelle flamme ?
Ont-ils perdu ces doux noms d’ici-bas,
Ces noms de soeur et d’amante et de femme ?
A ces appels ne répondront-ils pas ?

Non, non, mon Dieu, si la céleste gloire
Leur eût ravi tout souvenir humain,
Tu nous aurais enlevé leur mémoire ;
Nos pleurs sur eux couleraient-ils en vain ?

Ah ! dans ton sein que leur âme se noie !
Mais garde-nous nos places dans leur cœur ;
Eux qui jadis ont goûté notre joie,
Pouvons-nous être heureux sans leur bonheur ?

Etends sur eux la main de ta clémence,
Ils ont péché; mais le ciel est un don !
Ils ont souffert; c’est une autre innocence !
Ils ont aimé; c’est le sceau du pardon !

Ils furent ce que nous sommes,
Poussière, jouet du vent !
Fragiles comme des hommes,
Faibles comme le néant !
Si leurs pieds souvent glissèrent,
Si leurs lèvres transgressèrent
Quelque lettre de ta loi,
Ô Père! ô juge suprême !
Ah ! ne les vois pas eux-mêmes,
Ne regarde en eux que toi !

Si tu scrutes la poussière,
Elle s’enfuit à ta voix !
Si tu touches la lumière,
Elle ternira tes doigts !
Si ton oeil divin les sonde,
Les colonnes de ce monde
Et des cieux chancelleront :
Si tu dis à l’innocence :
Monte et plaide en ma présence !
Tes vertus se voileront.

Mais toi, Seigneur, tu possèdes
Ta propre immortalité !
Tout le bonheur que tu cèdes
Accroît ta félicité !
Tu dis au soleil d’éclore,
Et le jour ruisselle encore !
Tu dis au temps d’enfanter,
Et l’éternité docile,
Jetant les siècles par mille,
Les répand sans les compter !

Les mondes que tu répares
Devant toi vont rajeunir,
Et jamais tu ne sépares
Le passé de l’avenir ;
Tu vis ! et tu vis ! les âges,
Inégaux pour tes ouvrages,
Sont tous égaux sous ta main ;
Et jamais ta voix ne nomme,
Hélas ! ces trois mots de l’homme :
Hier, aujourd’hui, demain !

Ô Père de la nature,
Source, abîme de tout bien,
Rien à toi ne se mesure,
Ah ! ne te mesure à rien !
Mets, à divine clémence,
Mets ton poids dans la balance,
Si tu pèses le néant !
Triomphe, à vertu suprême !
En te contemplant toi-même,
Triomphe en nous pardonnant !

Alphonse de Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses

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29 commentaires sur “Pensée des morts”

  1. Michel Springer

    dit :

    Georges Brassens en a fait une synthèse superbe, il a puisé l’essentiel de ce magnifique poème.

  2. Mimichbobo

    dit :

    Si on aime, je vous aime. Tirer la substantifique moelle de ce poème reste la magie de l’art de ce merveilleux romantique adapté au temps moderne par le non moins merveilleux poète.

  3. Esdra’sKandeghe

    dit :

    C’est profond

  4. Jean

    dit :

    Surpris de le fredonner au réveil, en pleurant, mon aimée me caressant les paupières…

  5. PhilCM

    dit :

    La poésie est un art indispensable, surtout à notre époque. Brassens a eu le mérite de mettre en musique quelques strophes et ainsi de les faire connaître. Ici Lamartine, là-bas Aragon, plus loin Jean Richepin et Francis Jammes, bien avant François Villon et quelques autres. À nous de retrouver les textes originaux et d’autres.

  6. Vito FEDELE

    dit :

    C’est la première fois que je me rends disponible pour découvrir le poème entier de Lamartine. Je me suis enfin offert ce bonheur.

    Il m’a fallu quelques 45 ans quand même ! J’écoutais alors la chanson de Brassens. Mes ressentiments sont toujours les mêmes : je suis submergé de tristesse et puis, étrangement, je me sens bien, comme consolé finalement.

  7. Jean-Michel Gindt

    dit :

    Je suis étonné quand je lis que le poème est trop long. C’est en fait un texte intemporel. A 20 ans, 40 ans, 60 ans, vous êtes concerné ou attiré par telle ou telle strophe que vous aviez trouvé chiante auparavant… C’est un poème pour la vie, s’il ne vous en faut qu’un prenez celui-ci, vous y trouverez toujours la résonance de ce que vous vivez!

  8. Marcel

    dit :

    Des longueurs ? On dirait que vous ignorez ce qu’est l’éternité ! Surtout vers la fin…

  9. Scimeca N

    dit :

    Merci G. Brassens d’avoir su tirer la quintessence de ce (trop) long poème. Toute la partie à la gloire du Seigneur m’a ennuyée un peu. Mais il y a tellement de beaux vers…

  10. Draner

    dit :

    Poésie attachante au point d’être arrivé à sa fin sans même m’en rendre compte.

  11. Yves Mothay

    dit :

    Brassens a toujours fait de très belles adaptations musicales d’autres poètes. Dans les mises en musique, entre Liszt et Brassens, n’oublions pas celle de Paul Dukas, moins connue. Il est à noter que les deux compositeurs ont transcrit ce poème de Lamartine alors qu’ils n’avaient que vingt-trois et vingt-et-ans.

  12. Marlon

    dit :

    Ce poème a également été mis en musique par Franz Liszt dans le dans son œuvre « Harmonies Poétiques et Religieuses » d’après Lamartine. Je vous recommande la version interprétée par François-Frédéric Guy au piano.

  13. Tirol

    dit :

    C’est Léo FERRE qui, je crois, disait « la musique a sauvé la poésie » et bien c’est Georges BRASSENS qui a sublimé cette pensée des morts qui s’égare dans la longueur d’un romantisme mal maîtrisé.

  14. Raymond

    dit :

    Un peu long, mais beau à vous tirer des larmes. Surtout quand on écoute la partie chantée par Georges Brassens. Lamartine et Brassens,deux poètes immortels !

  15. Manara

    dit :

    Très beau poème (un peu long) Je l’ai découvert en l’écoutant chanté par Brassens ,je le chante parfois avec ma guitare, quand on le récite à l’école a l’age de 12 ou 15 ans passe encore, mais a 90 balais (c’est mon cas) ça fout un peu le bourdon!

  16. Spav

    dit :

    Magnifique poème, mais qui ne vaut pas les Psaumes.

  17. Poet poet

    dit :

    Tout commentaire est superflu

  18. chardon

    dit :

    Très chouette, je l’écoute depuis gamin mais écoutez aussi la version de HF Thiéfaine, ça vaut le coup!

  19. Corbier

    dit :

    Tout a été dit par les commentateurs qui m’ont précédé, je ne peu ajouter quoi que ce soit ressentant à travers leurs propos toutes les mêmes émotions que je partage entièrement. Brassens et Lamartine quels talents! A lire relire et encounter sans modération. Un grand merci à tous les Amis de l’un et de l’autre.

  20. Philippe Bron

    dit :

    Merci à mon maître à penser d’avoir su mettre en valeur ce beau texte de Lamartine.

  21. Snoopdd

    dit :

    « Ami si ton âme est pleine de ta joie ou de ta peine qui portera la moitié. »
    Rien que pour cette allégorie de l’amitié ce poème magnifique

  22. Mo Dulac

    dit :

    Je crois que les coupes judicieuses, chirurgicales de Brassens, expriment la quintessence de ce poème morbide mais magnifique. Beaucoup de grandiloquence et de religiosité, qui semble paradoxale pour un acteur de la révolution.
    La musique de Georges Brassens à éveillé ma curiosité. Je crois que sans la musique, Je n’aurais jamais été voir plus loin.

  23. le cunf

    dit :

    Admirable poème mit en musique par George Brassens.

  24. ahmed

    dit :

    Jolie récitation que j’ai appris en 5eme année primaire en Algérie, dans les années soixante.

  25. jardin

    dit :

    Nostalgie de mon enfance, du temps qui passe. Inoubliables ces heures de récitation du mardi matin. Merci à Madame DENAT mon institutrice.

  26. Regan Chisienya

    dit :

    Poème intéressant. D’ailleurs Trop longue

  27. augustin

    dit :

    Joli poème

  28. Paulodunord

    dit :

    Très long poème que je suis ravi d’avoir retrouvé.
    Je l’avais en effet partiellement appris en CM2 ou au collège il me semble !
    Merci

  29. M.O

    dit :

    Jolie mais très long!

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