Le 12 avril 1915 tormoha
L’ombre d’un homme et d’un cheval au galop se profile sur le mur
Ô sons Harmonie Hymne de la petite église bombardée tous les jours
Un harmonium y joue et l’on n’y chante pas
Mon cœur est comme l’horizon où tonne et se prolonge
La canonnade ardente de cent mille passions
Ah! miaulez. Ah! miaulez les chats d’enfer
Le 12 avril 1915
Ô ciel ô mon beau ciel gemmé de canonnades
Le ciel faisait le roue comme un phénix qui flambe
Paon lunaire rouant Ainsi-soit-il
On disait du soleil Mahomet Mahomet
Je suis un cri d’humanité
Je suis un silence militaire
Dans un bois de bouleaux de hêtres de noisetiers
Ensoleillé comme si un trusteur y avait jeté ses banques
Je me suis égaré
Canonnier n’entendez-vous pas ronfler deux avions boches
Mettez votre cheval dans le bois Inutile de le faire repérer
Adieu mon bidet noir
Un pont d’osier et de roseaux un autre un autre
Une grenouille saute
Y a-t-il encore des petites filles qui sautent à la corde
Ah! petites filles Y a-t-il encore des petites filles
Le soleil caressait les mousses délicates
Un lièvre courageux levait le derrière
Ah! petites et grandes filles
Il vaut mieux être cocu qu’aveugle
Au moins on voit ses confrères
Enfermons-nous ensemble en mon âme
Ô mon amour chéri qui portes un masque aveugle
Une petite fille nue t’en souviens-tu
T’en souviens-tu
Étouffait une colombe blanche sur sa poitrine
Et me regardait d’un air innocent
Tandis que palpitait sa victime.
Soldat Te souviens-tu du soir Tu était au théâtre
Dans la loge d’un ambassadeur
Et cette jeune femme pâle et glorieuse
Te branla pendant le spectacle
Dis-moi soldat dis-moi t’en souviens-tu
Te souviens-tu du jour où l’on te demanda la schlague
Devant la mer furieuse
Dis-moi Guillaume dis-moi t’en souviens-tu
Après les ponts le sentier Attention à la branche
Brisée
Ah! brise-toi mon cœur comme une trahison
Et voilà la Branche brisée
Un carré de papier blanc sur un buisson à droite
Où est le carré de papier blanc
Et me voici devant une cabane
Que procède un luxe florissant
De tulipes et de narcisses
À droite canonnier et suivez le sentier
Enfin je ne suis plus égaré
Plus égaré
Plus égaré
Tu peux faire mon Lou tout ce que tu voudras
Tu ne me mettras plus mon Lou dans l’embarras
Une baïonnette dont ne sait si elle est boche française ou anglaise sert de tisonnier
Entends chanter les flammes dans la petite cabane
Vous avez un laissez-passer
Agent de liaison
Le mot
C’était c’était La Ville où Lou je t’ai connu
Ô Lou mon vice
LE 12 AVRIL 1915
Un agent de liaison traversait au galop un terrain découvert
Puis le soir venu il grava sur la bague
Gui aime Lou
Le 12 avril 1915 Tormoha Manitangène
Lamahona
Lamahonette
Un homme de ma batterie pêchait dans le canal
Y a partout des sentinelles
Baïonnette au canon devant le commandant d’armes
Je m’en fous amenez-moi votre lieutenant
Enfin je me tirai de cette infanterie
Je ne sais pas comment
Te souviens-tu du jour où cette fille sage
S’arracha quatre dents
Afin de te donner un précieux témoignage
De son amour ardent
L’ombre d’un cavalier et d’un cheval s’allonge sur le sol
La villa du Cafard est dans le bois X
Les chatons des noisetiers nuances les mousses
Et les lichens sont pâles
Comme les joues de Lou quand elle jouit
Quel prince du Bengale donne un feu d’artifice cette nuit
Et puis
Et puis
Et puis je t’aime
Courmelois, le 13 avril 1915
Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou
Guillaume, tu écris, du 12 au 13 avril 1915, de la vie qu’on bousille, des fusils et du rire, de ton amour pour Lou, en mêmes lettres confondues. Tu écris, comme salve, canonnades, les coups portés, les coups reçus, lettres écrites, lettres reçues. Par qui ? Un galop du cheval qu’est le temps irait plus loin jusqu’à une autre pâques, jusqu’à une autre épidémie (enjambant, mais ce n’est pas possible, l’autre guerre, l’autre trou noir, où mourut ton frère Robert, du typhus, le jour d’après, à une guerre près, le jour d’après.
« Pas même le silence ne sort de ce cercle » écrivait Theodor, car ils étaient nombreux à écrire des lettres. Les femmes, les filles, les petites filles lisaient, elles recevaient les lettres. Elles ne disaient rien, parfois elles tissaient, on leur avait appris à attendre, à attendre très bien. De temps à autre arrivaient des nouvelles, de trous dans l’eau pas refermés, elles portaient les disparus ; de cris d’amour des soldats au fond de leurs tranchées, je ne sais pas bien comment elles répondaient, mais d’une voix douce, toujours, on leur avait appris. Appris à se taire, ou si parler, pas trop fort. Elles écrivaient « Je t’aime » dans leurs cahiers, le reste leur corps le faisait. Il leur en poussait parfois des enfants dans le ventre, qu’elles l’aient voulu ou pas. Elles accueillaient les enfants dans leur ventre comme elles avaient fait du corps de leurs amants quand elles les aimaient vraiment. Et puis elles mouraient, comme eux, pas à la guerre, c’était pas tout à fait le même jeu. Mais elles mouraient pareils, elles et eux. Sous la terre, quand il y avait la chance d’être sous terre, et devenir de la vie pour les vers ou pour d’autres que soi.
1915, onze jour après Pâques, quand cela meurt et puis trois jours après renaît, tu écris. Pour qui était les lettres ? Qui les reçoit ? Qui accuse réception ? Onze jours plus tard, feu d’artifice. Sous mer Adriatique, canonnades « boches » (et celui qui donna l’ordre de tirer était le même qui inspira La Mélodie du bonheur), coup porté, coup reçu. Fille. Renée. Porté disparu. Les femmes attendent. Corps sans tombe. Pas de terre, pas de cheval, pas de galop. Silence. Guillaume, déporté de son nom, de son prénom. Retranché. Dans les tranchées.
Petites filles. Les petites filles de Mahomet. 12 avril
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