Mon cœur j’ai regardé longtemps ce soir
Devant l’écluse
L’étoile ô Lou qui fait mon désespoir
Mais qui m’amuse
Ô ma tristesse et mon ardeur Lou mon amour
Les jours s’écoulent
Les nuits s’en vont comme s’en va le jour
Les nuits déroulent
Le chapelet sacrilège des obus boches
C’est le printemps
Et les oiseaux partout donnent leurs bamboches
On est content
On est content au bord de la rivière
Dans la forêt
On est content La mort règne sur terre
Mais l’on est prêt
On est prêt à mourir pour que tu vives
Dans le bonheur
Les obus ont brûlé les fleurs lascives
Et cette fleur
Qui poussait dans mon cœur et que l’on nomme
Le souvenir
Il reste bien de la fleur son fantôme
C’est le désir
Il ne vient que la nuit quand je sommeille
Vienne le jour
Et la forêt d’or s’ensoleille
Comme l’Amour
Les nuages s’en vont courir les mondes
Quand irons-nous
Courir aussi tous deux les grèves blondes
Puis à genoux
Prier devant la vaste mer qui tremble
Quand l’oranger
Mûrit le fruit doré qui te ressemble
Et sans bouger
Écouter dans la nuit l’onde cruelle
Chanter la mort
Des matelots noyés en ribambelle
Ô Lou tout dort
J’écris tout seul à la lueur tremblante
D’un feu de bois
De temps en temps un obus se lamente
Et quelquefois
C’est le galop d’un cavalier qui passe
Sur le chemin
Parfois le cri sinistre de l’agace
Monte Ma main
Dans la nuit trace avec peine ces lignes
Adieu mon cœur
Je trace aussi mystiquement les signes
Du Grand Bonheur
Ô mon amour mystique ô Lou la vie
Nous donnera
La delectation inassouvie
On connaitra
Un amour qui sera l’amour unique
Adieu mon cœur
Je vois briller cette étoile mystique
Dont la couleur
Est de tes yeux la couleur ambigüe
J’ai ton regard
Et j’en ressens une blessure aigüe
Adieu c’est tard
Courmelois, le 15 avril 1915
Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou