Dites-moi d’où il est venu, je vous dirai où il est allé.
E. H.
I
Il est deux îles dont un monde
Sépare les deux Océans,
Et qui de loin dominent l’onde,
Comme des têtes de géants.
On devine, en voyant leurs cimes,
Que Dieu les tira des abîmes
Pour un formidable dessein ;
Leur front de coups de foudre fume,
Sur leurs flancs nus la mer écume,
Des volcans grondent dans leur sein.
Ces îles, où le flot se broie
Entre des écueils décharnés,
Sont comme deux vaisseaux de proie,
D’une ancre éternelle enchaînés.
La main qui de ces noirs rivages
Disposa les sites sauvages,
Et d’effroi les voulut couvrir,
Les fit si terribles, peut-être,
Pour que Bonaparte y pût naître,
Et Napoléon y mourir !
« — Là fut son berceau ! — Là sa tombe ! »
Pour les siècles, c’en est assez.
Ces mots, qu’un monde naisse ou tombe,
Ne seront jamais effacés.
Sur ces îles à l’aspect sombre
Viendront, à l’appel de son ombre,
Tous les peuples de l’avenir ;
Les foudres qui frappent leurs crêtes,
Et leurs écueils, et leurs tempêtes,
Ne sont plus que son souvenir !
Loin de nos rives, ébranlées
Par les orages de son sort,
Sur ces deux îles isolées
Dieu mit sa naissance et sa mort ;
Afin qu’il pût venir au monde
Sans qu’une secousse profonde
Annonçât son premier moment ;
Et que sur son lit militaire,
Enfin, sans remuer la terre,
Il pût expirer doucement !
II
Comme il était rêveur au matin de son âge !
Comme il était pensif au terme du voyage !
C’est qu’il avait joui de son rêve insensé ;
Du trône et de la gloire il savait le mensonge ;
Il avait vu de près ce que c’est qu’un tel songe,
Et quel est le néant d’un avenir passé !
Enfant, des visions, dans la Corse, sa mère,
Lui révélaient déjà sa couronne éphémère,
Et l’aigle impérial planant sur son pavois ;
Il entendait d’avance, en sa superbe attente,
L’hymne qu’en toute langue, aux portes de sa tente,
Son peuple universel chantait tout d’une voix :
III
acclamation.
« Gloire à Napoléon ! gloire au maître suprême !
Dieu même a sur son front posé le diadème.
Du Nil au Borysthène il règne triomphant.
Les rois, fils de cent rois, s’inclinent quand il passe,
Et dans Rome il ne voit d’espace
Que pour le trône d’un enfant !
« Pour porter son tonnerre aux villes effrayées,
Ses aigles ont toujours les ailes déployées.
Il régit le conclave, il commande au divan.
Il mêle à ses drapeaux, de sang toujours humides,
Des croissants pris aux Pyramides,
Et la croix d’or du grand Ivan !
« Le mamelouk bronzé, le goth plein de vaillance,
Le polonais, qui porte une flamme à sa lance,
Prêtent leur force aveugle à ses ambitions.
Ils ont son vœu pour loi, pour foi sa renommée.
On voit marcher dans son armée
Tout un peuple de nations !
« Sa main, s’il touche un but où son orgueil aspire,
Fait à quelque soldat l’aumône d’un empire,
Ou fait veiller des rois au seuil de son palais,
Pour qu’il puisse, en quittant les combats ou les fêtes,
Dormir en paix dans ses conquêtes,
Comme un pêcheur sur ses filets !
« Il a bâti si haut son aire impériale,
Qu’il nous semble habiter cette sphère idéale
Où jamais on n’entend un orage éclater !
Ce n’est plus qu’à ses pieds que gronde la tempête ;
Il faudrait, pour frapper sa tête,
Que la foudre pût remonter ! »
IV
La foudre remonta ! — Renversé de son aire,
Il tomba, tout fumant de cent coups de tonnerre.
Les rois punirent leur tyran.
On l’exposa vivant sur un roc solitaire ;
Et le géant captif fut remis par la terre
À la garde de l’océan.
Oh ! comme à Sainte-Hélène il dédaignait sa vie,
Quand le soir il voyait, avec un œil d’envie,
Le soleil fuir sous l’horizon,
Et qu’il s’égarait seul sur le sable des grèves,
Jusqu’à ce qu’un anglais, l’arrachant de ses rêves,
Le ramenât dans sa prison !
Comme avec désespoir ce prince de la guerre
S’entendait accuser par tous ceux qui naguère
Divinisaient son bras vainqueur !
Car des peuples ligués la clameur solennelle
Répondait à la voix implacable, éternelle,
Qui se lamentait dans son cœur !
V
imprécation.
« Honte ! opprobre ! malheur ! anathème ! vengeance !
Que la terre et les cieux frappent d’intelligence !
Enfin nous avons vu le colosse crouler !
Que puissent retomber sur ses jours, sur sa cendre,
Tous les pleurs qu’il a fait répandre,
Tout le sang qu’il a fait couler !
« Qu’à son nom, du Volga, du Tibre, de la Seine,
Des murs de l’Alhambra, des fossés de Vincenne,
De Jaffa, du Kremlin qu’il brûla sans remords,
Des plaines du carnage et des champs de victoire,
Tonne, comme un écho de sa fatale gloire,
La malédiction des morts !
« Qu’il voie autour de lui se presser ses victimes !
Que tout ce peuple, en foule échappé des abîmes,
Innombrable, annonçant les secrets du cercueil,
Mutilé par le fer, sillonné par la foudre,
Heurtant confusément des os noircis de poudre,
Lui fasse un Josaphat de Sainte-Hélène en deuil !
« Qu’il vive pour mourir tous les jours, à toute heure !
Que le fier conquérant baisse les yeux, et pleure !
Sachant sa gloire à peine et riant de ses droits,
Des geôliers ont chargé d’une chaîne glacée
Cette main qui s’était lassée
À courber la tête des rois !
« Il crut que sa fortune, en victoires féconde,
Vaincrait le souvenir du peuple roi du monde ;
Mais Dieu vient, et d’un souffle éteint son noir flambeau,
Et ne laisse au rival de l’éternelle Rome
Que ce qu’il faut de place et de temps à tout homme
Pour se coucher dans le tombeau.
« Ces mers auront sa tombe, et l’oubli la devance.
En vain à Saint-Denis il fit parer d’avance
Un sépulcre de marbre et d’or étincelant ;
Le ciel n’a pas voulu que de royales ombres
Vissent, en revenant pleurer sous ces murs sombres,
Dormir dans leur tombeau son cadavre insolent ! »
VI
Qu’une coupe vidée est amère ! et qu’un rêve,
Commencé dans l’ivresse, avec terreur s’achève !
Jeune, on livre à l’espoir sa crédule raison ;
Mais on frémit plus tard, quand l’âme est assouvie,
Hélas ! et qu’on revoit sa vie
De l’autre bord de l’horizon !
Ainsi, quand vous passez au pied d’un mont sublime,
Longtemps en conquérant vous admirez sa cime,
Et ses pics, que jamais les ans n’humilieront,
Ses forêts, vert manteau qui pend aux rocs sauvages,
Et ces couronnes de nuages
Qui s’amoncellent sur son front !
Montez donc, et tentez ces zones inconnues ! —
Vous croyiez fuir aux cieux… vous vous perdez aux nues !
Le mont change à vos yeux d’aspect et de tableaux ;
C’est un gouffre, obscurci de sapins centenaires,
Où les torrents et les tonnerres
Croisent des éclairs et des flots !
VII
Voilà l’image de la gloire :
D’abord, un prisme éblouissant,
Puis un miroir expiatoire,
Où la pourpre paraît du sang !
Tour à tour puissante, asservie,
Voilà quel double aspect sa vie
Offrit à ses âges divers.
Il faut à son nom deux histoires :
Jeune, il inventait ses victoires ;
Vieux, il méditait ses revers.
En Corse, à Saint-Hélène encore,
Dans les nuits d’hiver, le nocher,
Si quelque orageux météore
Brille au sommet d’un noir rocher,
Croit voir le sombre capitaine,
Projetant son ombre lointaine,
Immobile, croiser ses bras ;
Et dit que, pour dernière fête,
Il vient régner dans la tempête,
Comme il régnait dans les combats !
VIII
S’il perdit un empire, il aura deux patries,
De son seul souvenir illustres et flétries,
L’une aux mers d’Annibal, l’autre aux mers de Vasco ;
Et jamais, de ce siècle attestant la merveille,
On ne prononcera son nom, sans qu’il n’éveille
Aux bouts du monde un double écho !
Telles, quand une bombe ardente, meurtrière,
Décrit dans un ciel noir sa courbe incendiaire,
Se balance au-dessus des murs épouvantés,
Puis, comme un vautour chauve, à la serre cruelle,
Qui frappe en s’abattant la terre de son aile,
Tombe, et fouille à grand bruit le pavé des cités,
Longtemps après sa chute, on voit fumer encore
La bouche du mortier, large, noire et sonore,
D’où monta pour tomber le globe au vol pesant,
Et la place où la bombe, éclatée en mitrailles,
Mourut, en vomissant la mort de ses entrailles,
Et s’éteignit en embrasant !
Juillet 1825.
Victor Hugo, Odes et Ballades